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Le journal Off du poker

[WPT World Championship — journal off du 16 décembre] Vegas, la tête à l’envers

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On aurait aimé pouvoir signer un éloge de la sobriété, mais au bout d’une courte semaine à Las Vegas, on se range inexorablement de l’autre côté de la barrière : celle où la nuit bascule, où les souvenirs s’auto-dissolvent pour épargner la honte des réveils peu glorieux. Tout était bien parti, pourtant, en dînant à l’heure américaine (18h, pile) dans une ville tournée vers le jeu et les spectacles, et où il devient désormais quasiment impossible de dîner after-hours. La journée aurait dû finir ainsi, avec des au revoirs sur un parking de strip-mall, devant une institution italienne, Ferraro’s.

Mais à Vegas plus que partout ailleurs, la ville vous rattrape par le collet, instille le doute à votre bonne conscience : elle vous guide en mode automatique jusqu’au prochain casino, vous prend la main jusqu’à l’ATM retirer quelques centaines de dollars, vous caresse le poignet lorsque vous les posez à la roulette ou les déposez devant vous en direction du croupier de blackjack, vous envoie une cocktail waitress accorte au plateau couverts de verres prêts à consommer, vous fait croire au redemption center (le terme si chrétien où l’on vient transformer son ticket gagnant en espèces trébuchantes) pour vous ramener finalement à l’ATM —qui est, bien évidemment, la même machine. Les casinos sont passés maîtres en cet exercice terriblement humain de plumer son client, avec sourire et bonhommie.

Toute la ville est au diapason, et le jeu conjugué à l’alcool se décline à toutes les adresses de la ville. Jusqu’aux toilettes des aéroports, en passant par certaines supérettes 7-Eleven ou des stations-services. Juste un billet, puis un autre, le temps d’une cigarette et d’une bière. Le temps passe et les poches se vident. Au Double Down Casino, un dive bar comme seul l’Amérique sait faire, aucun touriste à l’horizon. Des amateurs de punk, surtout, des gothiques en légion et quelques rockers old school aux muscles de camionneurs. La musique est assourdissante, les graffitis recouvrent les murs suant l’alcool et la fumée de cigarette, les vidéo-poker du bar doivent être régulièrement récurés chaque soir à force du whisky qui recouvre leurs écrans. Steve, à ma gauche, parle français. Il crie « OUI, OUI, OUI ! » à chaque fois que je parle français avec l’ami qui m’accompagne en début de soirée. Steve a tout pour être un Trumpiste convaincu : né dans un RV Park de l’Utah, il a passé son enfance bringuebalé dans ces maisons de fortune juchées sur des roues. Il a une passion dans la vie : le NASCAR, et il en a fait son métier. Carrossier et mécanicien, tatoué intégralement, un physique imposant à base de beer belly, de bouc eighties et de casquette vissée sur le crâne. Redneck, peut-être, mais tout sauf Trumpiste. C’est lui qui le dit : adolescent, il a ouvert un livre au hasard, trouvé dans la rue. Le livre lui a ouvert le cerveau, littéralement déplié un monde de temps et d’espace qu’il n’imaginait pas, un monde de relativité, de beauté pure et incandescence.

Comme son auteur, Stephen Hawking, il rêvait et pensait immobile, coincé dans l’espace restreint du RV Park. Depuis, Steve est le seul de ses amis à ne pas comprendre la logique de meute des Républicains, à respecter ses compagnes tandis qu’autour de lui les coups pleuent à la moindre dispute. Steve n’est pas ce qu’il incarne, caché derrière son accoutrement white-trash. Il parle Einstein (qu’il a tenté de lire, sans tout comprendre), de son club préféré les 49ers qu’il va voir à coup de billets à 500$ qui le ruinent, de NASCAR et de moteurs vrombissants, des mots de Hawking et des rêves de temps suspendu qui le réveillent la nuit. Steve ne joue pas, mais il boit. « I wanna get hammered », la tête à l’envers, me hurle-t-il à l’oreille tandis que ses autres amis enfilent à la même vitesse les boiler makers (double bourbon glace à la main gauche, bière glacée à la droite). « Every fucking day I get hammered here, it’s cheap and then we go to other dives ». D’autres dive, d’autres plongées, d’autres envers dans d’autres endroits. Le Green Door, et sa salle échangiste, le bien-nommé Dive Bar, un peu plus proche de l’aéroport de Vegas, ou Dino’s, l’institution du Strip, perdue au beau milieu de l’interzone qui entoure la Stratosphere.

Au Double Down, on annonce sur les murs « SHUT UP & DRINK » ; chez Dino’s, on se vante de la même manière, en lettres d’écailles, « GETTING VEGAS DRUNK SINCE 1962 ». Pourquoi mentir, dans une ville qui assume son statut de première dévoyeuse ? Ici comme ailleurs, on est fiers de plonger dans l’ivresse, un nod alternatif aux opiacés, la tête la première, le nez dans le vidéo poker, le verre à demi-renversé sur son tabouret de solitude, au beau milieu des groupes qui chantent et hurlent, plaisantent et s’apostrophent. Christina, une gothique qui nous a abordés au Double Down, nous a suivi avec « un de [ses] mecs » chez Dino’s. Ils se sont disputés dans la voiture, et ils ne se parlent plus. Ils boivent chacun de leur côté, kaléidoscopes de vêtements noirs intenses et de piercings surajoutés. Steve est monté sur scène pour chanter en compagnie d’une fille qu’il vient de rencontrer. Finalement, ils ne sont pas allés au Green Door, il ne « voulait pas échanger ». Sur scène, il esquisse les premiers moulinets  d’un solo de guitare, sous les vivats du public constitué uniquement de locaux. Loin des casinos luxueux, loin des bonnes manières, loin du carcan du fun obligatoire, Vegas respire enfin.

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[WPO Bratislava – journal off] L’odeur du tabac froid

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Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.

En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec  croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.

La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.

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[WiPT Paris – Journal off] Comme un joueur

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Comme un joueur, j’ai cru en mes chances. Cédé à l’ennui de la mi-journée pour buy-in un satellite à 100€, et le gagner, à force de cartes folles.

Comme un joueur, j’ai enchaîné directement par un turbo Day 1 pour le Main Event. Comme un joueur, je suis allé prendre l’air, respirer une dernière fois avant d’entrer dans l’atmosphère de néons blancs et de hangar des salles de tournoi.

Comme un joueur, j’ai enfoncé mon casque, mis en boucle le même morceau lancinant, j’ai dit bonjour au croupier, en anglais ou français selon leur nationalité, j’ai recouvert le babil de mes adversaires des premiers niveaux par un drone en différence et répétitions, j’ai occulté le monde extérieur pour trouver un rythme intérieur.

Comme un joueur, rénégat cette fois, j’ai dû rendre mon accréditation presse au responsable du tournoi, histoire de déiontologie. Comme dans un (mauvais) film policier français, où un flic corrompu dépose pistolet en holster et médaillon de flic sur son bureau, avant de repartir avec son carton vide sous le bras.

Comme un joueur, cela m’a passablement agacé, alors je suis resté concentré. Au lieu d’aller avaler une pizza cartonneuse (18€) ou un « hamburger édition spéciale Johnny Halliday » (26€) dans les rades de cette porte de Paris, j’ai fait le tour à grandes enjambées des autres espaces du salon, pour rester dans ma (toute petite) bulle.

Comme un joueur, j’ai tenté un re-steal en grosse blinde avec une main pourrie (3-8 offsuit), payé debout sur la table par un relanceur avec paire de Dame. Comme un joueur, je suis retombé à une vingtaine de blindes, et j’ai attendu maussade qu’on oublie mes move débiles.

Comme un joueur, j’ai eu trois paires de suite, et comme un joueur, on a fini par me payer, et j’ai triple-up, et je me suis dit que j’étais vraiment le meilleur, et que plus rien ne pouvait m’arriver.

Comme un joueur, j’ai passé le Day 1, je suis entré dans l’argent, et comme un joueur, j’ai regardé le payout des places finales, imaginant ce que je ferais de l’argent vu que je finirais dans le Top 3.

Comme un joueur, j’ai ignoré les injonctions des amis m’enjoignant à « aller me reposer », et au lieu de cela, je suis allé à une fête prévue de longue date. Comme un joueur, je me suis réveillé à 2h30 du matin dans un bar qui passait du métal à 120db, et je me suis dit qu’il était temps de rentrer, peut-être.

Comme un joueur en gueule de bois, j’ai dépensé mes derniers euros en bouteilles de badoit glacée, je les ai bues d’affilée en attendant le début de la deuxième journée de tournoi, mâchonnant deux pommes pour couvrir mon haleine frelatée. Comme un joueur, j’avais envie d’être autre part, et puis a résonné le lancement de cette deuxième journée, et j’ai branché mon casque au téléphone, puis la musique a redémarré, et les premières cartes sont arrivées.

Comme un joueur, Caroline Darcourt m’a pris en photo, et j’étais plutôt content, même si je déteste ces moments, car Caroline a cette empathie qui rend chacun désirable sous son objectif.

Comme un joueur, j’ai fait ami avec mon voisin de table, avant de lui prendre un gros coup, et comme tous les autres joueurs autour, j’ai maugréé à chaque fois que nos tables étaient cassées, et comme un joueur, j’ai foldé, foldé, foldé, puis foldé à nouveau.

Comme un joueur, en huit heures de jeu, j’ai touché une seule paire (de 7, qui touche brelan au flop, et me propulse bien au-delà de l’average), pas une seule main au-dessus d’As-Dame offsuit, et comme un joueur qui regarde les autres joueurs, j’ai du voler la plupart de mes pots, pour attendre un ailleurs plus souriant.

Comme un joueur, j’ai fait le bluff le plus pourri du monde, et comme en face un joueur avait les As en main, j’ai dû faire une horreur pour le sortir. Comme un joueur, j’ai balbutié quelques mots ridicules, car on ne sait jamais comme consoler un autre joueur d’une petite mort imméritée. Comme un joueur, j’ai fermé les écoutilles pour ne pas entendre les moqueries des autres.

Comme un joueur, j’ai attendu et rebondi, j’ai passé un (beau) coup à un semi-pro imbu de lui-même, et je lui ai montré mes cartes car je suis moi aussi un joueur imbu de moi-même.

Comme un joueur, j’ai checké un inconnu après un beau coup, comme un joueur, j’ai écouté mes semblables déverser leurs bad beat, comme un joueur, je les ai entendus se justifier de leurs moves les plus absurdes, comme un joueur, j’ai demandé à mes voisins de table si j’avais bien joué mes mains, histoire de savoir comme eux le feraient.

Comme un joueur, à la pause, je me suis précipité recharger mon téléphone, j’ai fait la queue interminable dans des toilettes saturées, et comme un joueur, j’ai tout fait pour ne pas les entendre parler de re-buy, de tournois high-roller ou de side-events.

Comme un joueur, à environ 100 joueurs left, j’y ai cru encore plus, car j’avais bien au-dessus de la moyenne, car le rythme à table était calme, car j’avais tout le temps du monde et une gueule de bois oubliée dans les effluves de sueur aigre des autres joueurs.

Comme un joueur, j’ai complété un min-raise de la petite blinde, en big blinde, avec 9-10 de coeur. Comme un joueur, j’ai vu apparaître un flop agréable, Dame-Valet-2 offsuit. Comme un joueur, j’ai misé les 2/3 du pot, comme un joueur, mon adversaire, qui avait checké, a payé. Comme un joueur, j’ai vu un turn apparaître, avec rien de plus à l’horizon. Comme un joueur, j’ai check-back pour voir une carte gratuite. Comme un joueur qui voit la lueur au bout du tunnel, j’ai vu un Roi arriver. Et un tapis face à moi. Et comme un joueur avec la deuxième meilleure main possible, je n’ai pas hésité, et j’ai eu une montée d’adrénaline mal identifiée. Comme un joueur qui envisageait de perdre, j’ai payé, et j’ai perdu. As-10 pour une quinte supérieure. Comme un joueur, je viens de vous raconter mon badbeat.

Comme un joueur qui venait de buster, je suis parti l’air vaguement détaché, alors que j’étais agacé, déçu, énervé —contre moi, surtout, mais bien sûr contre le monde entier, car l’enfer, c’est les autres. Comme un ex-joueur, j’ai été toucher mon gain (1750€), et comme un joueur, j’ai fait la liste de ce que cela m’offrirait —une paire de chaussures trop chères, une montre ancienne, un restaurant japonais— et comme un joueur, j’ai rapidement calculé qu’il y en aurait pour bien plus que cela.

photographie Caroline Darcourt pour Winamax

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[WiPT Paris – Journal off] Tout peut arriver

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La musique du hasard est celle qui sert de bande originale à tous les casinos, clubs, cercles, clandos, parties privées, écrans d’ordinateurs du monde entier. Elle résonne comme une ritournelle, change en intensité au fur et à mesure que l’odeur de l’argent entête nos sens, se fait plus strident au moment du couperet de la bulle, puis repart en drone lancinant jusqu’à ce que les vraies places payées (voire les places vraiment payées) se découpent dans l’horizon.

Dans la vie, tout peut arriver, non ? A la table de poker, c’est un pré-requis. Prenez Suat Uyanik, hier soir, au Day 1D, façon Turbo, du Main Event de la finale du WiPT. Réduit à quelques jetons, à peine une grosse blinde, ante non comprise, il part à tapis avec 2-10 de pique, contre une paire de Rois. Flashforward, deux heures plus tard, le voilà quasi-chipleader de la journée, sans être passé par la case re-entry. Entre temps, le 10 avait fait brelan, son tapis avait doublé, puis doublé, puis doublé, puis… Le tempo du hasard s’était accéléré, avait réinjecté un peu de vie et de grinta à celui qui s’était déjà levé et avait enfilé sa veste.

Au poker, tout arrive. Des champions multi-médaillés en viennent à quémander des buy-ins pour midstakes. Des As du online, adulés par des générations de spectateurs, sont jetés à l’opprobre publique pour n’honorer aucune dette et piétiner l’honneur de leurs créanciers. Ce qu’on leur reproche, finalement, n’est pas cette attitude moraliste qui vaut que toute dette doit être remboursée. Qui se fiche bien de savoir si Haralabob Voulgaris, quasi-milliardaire du betting américain, a bien été remboursé de quelques centaines de milliers de dollars par Tom Dwan ? Non, ce qui choque, ce qui blesse, ce qui heurte au plus profond de nous, c’est que ces héros tant admirés, ces bluffs fous et si bien construits qu’ils nous ont agités devant le nez n’étaient qu’instants de pure intensité, prélude à la musique bien plus banale du hasard et du (mauvais) coinflip. Si nos héros nous trahissent, en qui peut-on encore faire confiance?

Et demain, une fois que les quelques 500 joueurs (approximativement puisque le record de 3000 inscrits a déjà été dépassé au moment où nous écrivons ces lignes, et que 16% du field se hissera en Day 2, dans l’argent) auront repris leur place, tout arrivera. Des shortstacks d’une demie blinde entameront une remontée fracassante, parfois brisée en plein vols ; des joueurs à l’aise feront le squeeze de trop, se prendront le mur d’une mauvaise « rencontre »/set-up ; d’autres partiront en maugréant qu’ils « avaient l’équité de toutes façons ». Vu que tout peut arriver, autant s’y préparer.

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