« Running good, right, Phil ? » éclate de rire un géant au crâne rasé assis à côté d’Ivey, en demie finale du H.O.R.S.E. 10 000$. Ivey ramasse les jetons et lui rend son rire sonore. Pour ceux qui connaissent Ivey, une telle émotion est rarement visible chez le champion américain. Mais son interlocuteur est un de ces joueurs de l’ombre qui ont le respect des plus grands gambleurs. John Hennigan, personne ne le connaît du côté du vieux continent. Et pourtant, avec deux bracelets WSOP, un titre WPT et plus de 3 millions de gains à son actif, Hennigan aurait pu percer dans les médias. Formé à l’ancienne —il a fait ses classes en tant que « pool hustler », joueur de billard professionnel plumant les pigeons de tous les états—, Hennigan est un parieur hors-pair : donnez-lui une cote et un sujet sur lequel parier, il sera partant. Ivey, que beaucoup disent prétentieux et hautain, n’a finalement de respect que pour une seule valeur : l’action. Seuls ceux qui peuvent lui procurer ce juice existent dans ce monde de millionnaire où des sommes à sept chiffres passent chaque semaine de l’autre côté de la ligne de mise de la table de craps. Jusqu’à l’élimination d’Hennigan, Ivey a un visage solaire, détendu et passe son temps à noter sur une feuille partagée avec Hennigan tous les side-bets qu’ils ont en cours.
Cette année, tout sourit à Ivey. Ce « run good » dont Hennigan fait mention, lui colle à la peau depuis le début des World Series. « C’est incroyable, j’ai joué à sa table, il joue extrêmement bien, mais il a une chance assez dingue », me confie un pro français qui l’a croisé dans de nombreux tournois auxquels Ivey s’inscrit frénétiquement. C’est que l’action, justement, que lui ont donné les nombreux parieurs motive encore plus Ivey ; on parlait jusqu’ici de près de 900 000$ de gains potentiels en divers paris si Ivey décroche une victoire pendant les World Series. Alors depuis, Ivey fait tous les tournois, multi-tablant jusqu’à plus soif pour multiplier les occasions de faire sauter la banque.
Lors de la finale du 10 000$ H.O.R.S.E., alors que Jack Effel, le directeur des tournois, accordait 20 courtes minutes de break aux huit derniers joueurs en course, Ivey a couru jusqu’à la salle attenante, dans la Brasilia Room, pour jouer sa première main du 5 000$ PLO, avec 4 heures de retard. Ses blindes lui ont déjà mangé le tiers de son tapis. Ivey ne prend même pas le temps de s’asseoir, soulève ses quatre cartes, relance à hauteur de pot, se fait payer deux fois. Au flop, les tapis volent entre lui et un joueur assis depuis plus de 5 heures de jeu. Ivey double à la river. Un grand sourire aux lèvres, il repart nonchalamment sans même rejouer une autre main pour sa finale dans la vaisseau mère de l’Amazon Room.
Deux jours plus tard, Ivey n’est plus en course pour ce tournoi de PLO short-handed. Mais il a eu le temps de s’inscrire à un Mixed Hold’Em (Limit / No Limit) à 2 500$, au field assez réduit et au prizepool insignifiant pour un joueur high-roller comme lui. Sauf qu’avec ses side-bets en ligne de mire, les sommes en jeu sont quasiment décuplées… Comme frustré par ses mois d’absence l’année dernière, Ivey dévore avec boulimie ses adversaires. L’ancien champion de Pacman (cela ne s’invente pas), l’adolescent encore mineur qui s’était fait de faux papiers sous le surnom de « Jerome » pour écumer les tables d’Atlantic City, celui qui a eu les « couilles d’acier » (comme le disait un journaliste américain) ou la pleutrerie (comme l’ont analysé, avec le temps, de nombreux observateurs) de boycotter les World Series suite au scandale FullTilt du Black Friday, va ainsi aborder sa cinquième finale. Les World Series n’en sont qu’à leur moitié, et Ivey semble instoppable. Pendant ce temps, les champions qui l’entourent doutent :Daniel Negreanu ? Zéro pointé ; Erik Seidel ? A la recherche du rush de l’année 2011 avec lequel il semble ne pas pouvoir renouer ; David Benyamine ? Celui qui est désormais présenté comme « américain » multiplie les départs canon, pour s’effondrer à quelques places du « vrai » argent ; Fabrice Soulier ? Miné par ses busts à quelques places de l’argent et une finale qu’il a raté de très peu en début de Series, il s’accroche car il sait que la traversée du désert fait partie du quotidien du joueur pro. La loi des séries, elle, ne se pose guère de questions et semble avoir choisi ses héros et ses victimes.
Jérôme Schmidt