A la table de poker, tout le monde n’est qu’amour. Jusqu’au bad beat, jusqu’à la carte de l’espace, jusqu’au carré d’As runner-runner qui vient écraser un full floppé. Jusqu’au re-buy de trop, jusqu’à la CB qui ne passe plus. Mais d’ici là, c’est l’amour qui passe.
Cette expression, je l’ai entendue la première fois de ma vie comme une lointaine mélopée des travailleuses du sexe faisant le tour des chambres de palace au Sénégal, en face du casino Terrou-bi. Un billet glissé prestement au veilleur de nuit, et un ballet fatigant, toute la nuit, de grattement aux portes et ces quatre mots répétés en boucle, lancinante invitation à un ailleurs du joueur fourbu et, le plus souvent, essoré.
Cette expression, je l’ai entendue pour la seconde fois à table, lors du Day 1D du Main Event du WiPT —qualifié presque par erreur via l’un des satellites express proposés dans l’après-midi. « C’est l’amour qui passe ! » ou le cri du coeur d’un joueur qui voit, par miracle, sa main à tapis splittée par un board égal aux deux joueurs. Avant, les adversaires présents à table avaient déjà résolu le conflit israélo-palestinien sur la thématique immuable du « tous citoyens du monde », décliné par un reg des Omaha de Charron au jeune joueur assis à côté de lui (« on s’en fiche d’où tu viens, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Je suis la nationalité que tu veux, mon ami !« ), fait meilleur ami avec son voisin de table qui n’avait, comme toujours, aucun autre point commun que celui de vouloir « toucher des cartes ».
Le poker a toujours été un jeu socialisant, lissant, d’autant plus en tournoi où bien des routes mènent à un ticket de buy-in, surtout au WiPT, exemple jusqu’au boutiste du poker pour tous. Freerolls online ou live, satellites à quelques euros ou buy-in direct : tous les joueurs sont égaux devant les grandes lois de l’attraction des jetons et des cartes. Dans les (feu) cercles de jeux, tout comme dans les casinos de Las Vegas, c’est la mixité qui a toujours régné en maître. Pendant des années, j’ai passé mes nuits dans l’interlope Cercle Central (rue Frochot, fermé pour cause de « financement du grand banditisme et de cavale ») à croiser jeunes dealers les poches pleines de billets de 10€, prostituées lassées des bars à bouchon de Pigalle, vieux gamblers au teint gris et autres fêtards assoiffés de frissons encadrés par un portique de sécurité et des caméras de vidéo-surveillance. N’allez pas croire pour autant que l’amitié résiste au temps du jeu : au prochain bad beat, les invectives (contre l’impétrant, contre le croupier « chat noir », contre le destin ou le hasard —puisqu’ils sont deux faces d’un même Janus) explorseront, violentes et cathartiques. Mais au moins, pendant quelques heures, vous aurez fui le babillage vain des chaînes d’informations en continu, des fausses polémiques méta-politiques et des discours clivants à volonté. Tout cela vaut bien, au minimum, un buy-in de 500€.