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Sexisme dans le poker, la parole se libère : Joueuses, croupières & modo témoignent
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3 ans agoon
Elles se prénomment Rosalie, Jade, Kate, Walfie, Stéphanie, Amandine, Lola ou Chloé. Certaines ont accepté de parler à visage découvert, d’autres préfèrent garder l’anonymat et prendre un prénom d’emprunt, de peur d’être la cible de ce qu’elles dénoncent : le sexisme hypertrophiée du milieu du poker. Tout a démarré par le partage, sur Twitter, d’une capture d’écran d’insultes par la joueuse pro Rosalie Petit, notamment membre du King5 Winamax de ces WSOP 2021. Une insulte de plus, une insulte de trop, qui a fait réagir de nombreuses joueuses, croupières ou modératrices. Nous avons été recueillir leurs témoignages, à la fois intimes et révoltés, en espérant qu’ils permettent aux mentalités d’évoluer. Nous avons également décidé de republier ici en ligne l’intégralité de notre dossier inclus dans le daté février 2022 de notre magazine papier.
A chaque milieu, sa temporalité. Celui du poker, majoritairement masculin, aura mis du temps à entamer sa propre révolution, d’autant plus en France, où la vague #metoo n’a pas été une déferlante comme dans les sociétés anglo-saxonnes. Rosalie Petit, joueuse professionnelle en MTT, qui sévit aussi bien en ligne qu’en live, a jeté une pierre dans la mare, en début d’année 2022, en « osant » partager des captures d’écran de commentaires d’une vidéo entre elle et un coach, Aleksi. Un exemple, comme il en existe des milliers par jour, du sexisme ordinaire : « Coaching… Coaching… Tu la baises ouais ! », suivi de « Comme si elle allait devenir bonne ; elle est déjà bonne physiquement, pas besoin de plus ». Les réactions ne se sont pas fait attendre : « J’ai été très touchée par toute cette vague de bienveillance, de soutien, je n’imaginais pas recevoir autant de force! Je remercie énormément Moundir et tous ceux qui se sont mobilisés pour afficher leurs positions contre le sexisme, » témoigne-t-elle.« Beaucoup de femmes souffrent dans l’indifférence générale. Trop de femmes sont victimes de propos déplacés, d’avances, de critiques et d’insultes a caractère sexiste, parfois même de violence physiques. Il ne faut pas normaliser ça, il faut que les mentalités évoluent. Nous méritons le respect dans chaque discipline, » ajoute-telle. Dans sa foulée, d’autres joueuses, amatrices ou semi-professionnelles, ont fait entendre leur voix.
Condescendance & agressivité
Jade Kieu est une joueuse récréative comme il y en a des milliers en France, et ce depuis une dizaine d’années, surtout en live, en cash-game en casino. Ses débuts, comme pour beaucoup de joueuses, ont été un peu traumatisants : « Une des première fois, j’étais accompagnée de deux amis joueurs, et on voulait trois places en cash-game. C’était dans un casino de province, et le floor a lancé : ‘Ah mais la demoiselle, elle veut jouer aussi ? Elle sait comment ça fonctionne le poker ? C’est pas un jeu de chance comme la roulette hein !’ » Souvent, on la regarde comme une proie facile. « Quand j’arrive, parfois, les joueurs rigolent en me dévisageant, et disent, ‘ah, enfin un peu de divertissement !’ » Rosalie Petit raconte la même histoire : « La première fois où je me suis assise à une table de cash-game, un joueur m’a lancé : ‘Tu t’es perdue ? Les machines à sous c’est de l’autre côté, quand t’auras perdu, je te payerai une coupe de champagne !’ » Grande sportive, Amandine Michelet, elle, a découvert le poker dès sa majorité, et elle s’y est consacrée de plus en plus après avoir connu une maladie qui lui empêchait de continuer le sport. Après s’être impliquée dans le poker associatif, elle a pu monter une bankroll et se qualifier sur des tournois mid-stakes. Ses débuts ont été entachés par une attitude masculine prédatrice et lourde : « J’étais plutôt timide, souriante et gentille, et j’avais un manque de confiance en moi qui faisait que j’avais du mal à prendre de bonne décision. Certains hommes rentraient dans un protocole de séduction charmeur, d’autres utilisaient des mots vulgaires et inappropriés. Je venais pour exercer une activité qui me plait, faire de belles rencontres hommes ou femmes et aussi dans un but d’échanger et de progresser sur le poker, pas de rencontrer l’amour ou d’avoir des propositions indécentes. » Et quand elle ne symbolise plus la jeune joueuse fragile, les insultes se font encore plus menaçantes : « Ce qui a augmenté sont les insultes quand je gagnais des coups ou que je sortais des joueurs. Le mot « pute » ou « salope » revenait souvent… » La joueuse semble souvent n’avoir que deux places possibles : la brebis innocente, devenue proie sexuelle, ou celle qui « chatte » et joue n’importe comment. Stéphanie (son prénom a été changé) a elle aussi eu à affronter ces prédateurs, après avoir découvert le poker lors d’un tournoi Ladies au Cercle Clichy Montmartre : « Ca m’a permis de sauter le pas, et comme je jouais déjà en ligne et que je suivais les tournois sur les réseaux, j’avais très envie de commencer le live. Malheureusement, quand je suis revenue ensuite dans des tournois classiques, j’ai été traitée souvent de ‘grosse salope’, ‘cocue’, ‘mal baisée’. » Elle modère cependant cette impression par le fait que « le milieu du poker est comme tous les autres : il y a des personnes très bienveillantes et accueillantes, d’autres… moins. Par contre, on a un grand déficit de femmes, moins de dix pourcents dans une salle… » Jade Kieu, une habituée des cash-game parisiens, a aussi eu son lot d’insultes et menaces : « Une fois, on m’a dit droit dans les yeux : ‘c’est comme ça qu’on gagne des tournois hein ! La chatte sous ta jupe doit être bien grosse’, ou « cette pute, elle me prend encore un coup je l’encule direct sur la table ». Sur ma finale du Road to PSPC Paris, j’entends derrière moi : ‘Mec, si tu perds contre la gonzesse, on te casse la gueule’. Un jour, au Club Circus, le mec à ma gauche parle à chaque fois avant que j’ai pu jouer, le croupier lui fait remarquer que ça faisait 3 fois qu’il me laisse pas parler quand c’est mon tour, il lance ‘Ah mais elle est là elle ? Elle est là pour jouer ? Je pensais que c’était une masseuse chinoise !’, suivi d’un élégant ‘ Sale pute tu sais pas jouer t’es bonne qu’à écarter les cuisses’. » Les croupières bien sûr, ne sont pas en reste. Lola (son prénom a été changé) a fait ses classes au défunt Cercle Cadet : « L’ambiance était masculine et toxique. Certains dirigeants pensaient avoir un droit de cuissage sur les croupières, comme malheureusement dans pas mal d’entreprises. A table, c’était terrible car, bien sûr, dès qu’on donnait de mauvaises cartes, on était traitées de putes. Et quand les joueurs gagnaient des coups, ils nous proposaient de mettre le pourboire dans le décolleté. Ca faisait rire à table. J’en avais parlé à un responsable, mais l’important, c’était de ne pas radier les joueurs. On m’a déjà suivi à ma pause pour me proposer ‘une pipe aux toilettes’ avec un jeton de 100€. C’était franchement la jungle. Ensuite, j’ai fait plusieurs autres cercles et clubs, et c’était mieux réglementé. L’important, c’est que votre employeur applique des règles strictes et s’y tienne. »
Au-delà des mots
Stéphanie a pu profiter, comme certaines, du soutien des croupiers et parfois même d’autres joueurs de ses tables habituelles de cash-game : « J’ai eu plusieurs fois le droit à des insultes à peine voilée lorsque je remportais des coups, voire même parfois très déplacée. J’ai pris le parti de ne pas répondre et de ne pas leur donner d’importance. Alors oui, au départ, ca a été compliqué et j’étais souvent très mal à l’aise. La plupart du temps, le croupier les recadrait voir même certains joueurs. Mais avec le temps et grâce notamment à certaines joueurs, j’ai réussi à être à l’aise, j’avais comme une sécurité lorsque je venais puisqu’eux même était des joueurs connus et/ou respectés. » Un soir, pourtant, les paroles deviennent des actes : « Mon pire souvenir, c’est d’avoir été aux toilettes et suivie par un joueur qui avait été insistant toute la soirée pour m’offrir un verre. Il a attendu que je m’y rende et pendant que je me lavais les mains, il m’a sorti son pénis, ‘tu veux pas me sucer en échange d’un jeton de cash-game, je te paie !’ J’étais complément choquée. » Chloé (son prénom a été changé) a vécu les mêmes propositions d’incitation à la prostitution, comme si le corps de la femme qui joue de l’argent était obligatoirement monnayable : « Parfois, les hommes abandonnent les sous-entendus graveleux, et osent me dire que je ‘serais mieux sous la table’ plutôt qu’à jouer. Ou les autres qui te salent de ‘grosse pute’, un classique, ou te proposent de coucher avec eux en échange d’un buy-in. » Amandine Michelet a, elle aussi, dû faire face à de la violence physique, à deux reprises durant ses années sur le circuit : « Un jour, j’ai sorti du tournoi un joueur très agressif dans son comportement à table. A la fin, je gagne le tournoi, vers 3h du matin, et il m’insulte en me traitant de ‘salope… pourquoi tu m’as payé ?’ Il s’est mis à me pousser et me gifler. Heureusement, la sécurité du casino veillait et ils m’ont raccompagnée jusqu’à ma voiture. Une autre fois, c’était en début de tournoi, j’avais monté beaucoup de jetons, et je fais tilter un joueur, qui finit par sauter. Il m’a insulté, et m’a dit qu’il allait m’attendre pour me frapper. Il a soulevé la table de poker, et fait tout tomber. Le staff n’a pas bougé, mais un joueur à table, assez musclé, lui a dit que s’il me touchait, il lui ferait son affaire. Heureusement, ça m’a sauvée. »
L’anonymat du online
Walfie est joueuse, et modératrice sur les chats d’une room online depuis 8 ans. Elle a travéillé sur les streams des génats du secteur, ainsi que sur des chaînes Twitch de joueuses, dont celle de Rolsalie Petit et d’Angelus. « En étant modératrice femme, il n’est pas rare que je reçoive des messages d’insultes de la part de viewers masculins, souvent parce qu’ils ont été Ban définitivement de la chaîne, ou parce qu’ils se sont pris des Bad Beat et ne savent pas à qui s’en prendre, quoi de plus facile de venir insulter une femme en Messages Privés ! Depuis toutes ces années, j’ai appris à me blinder de toutes ces remarques méchantes, désobligeantes, sexistes et machistes, mais parfois j’avoue que certaines sont violentes et ont du mal à sortir de ma tête pendant quelques jours. Il m’arrive également de recevoir des messages avec des photos de sexes masculins avec en légende : ‘Tu la vois ma grosse bite, je vais te l’enfoncer dans ta sale bouche de pute jusqu’à ce que tu crèves’. Ou encore ‘Tu n’es qu’une salope, ta copine et toi allez-vous faire enculer. Je vous défonce, vous êtes des niqueuses, vous vous croyez fortes sales batardes, je défonce votre sale chatte’ et ‘Nique ta pute de mère, sale salope, baiser ta mère la pute toi et Winamax. Je vais rouvrir un compte Twitch et le jour où je te tombe dessus, t’es morte sale pute, je vais découvrir tes réseaux, sale pute’. » Pour Jade Kieu, la violence online est protéiforme : « Il est toujours plus aisé d’insulter quelqu’un lorsqu’on est caché derrière un pseudo. La violence verbale est bien sûr très présente online, et pas qu’envers les femmes… » Amandine Michelet, elle, s’est réslue à prendre un pseudonyme sans genre : «L’anonymat du net décuple les insultes sexistes fusait sur le tchat, à l’époque j’avais un pseudo féminin et j’ai dû bloquer le tchat à certains moments. Aujourd’hui j’ai pris un pseudo qui fait que l’on n’arrive pas à dire le sexe de la personne qui se trouve derrière. » Chloé, elle, se fait insulter sur le thème « C’est pas possible d’aussi bien jouer, tu dois être un mec »…
La responsabilité de l’industrie en jeu
La fantasmatique masculine la plus minable semble être presqu’automatiquement en action quand une femme s’assoit à table : les femmes qui font des tournois ont été « cavées » par un joueur, elles n’ont aucune performance au mérite. Il faut dire que le sexisme n’est pas toujours du seul côté des joueurs anonymes. Un influenceur poker comme Yoh_Viral a souvent été brocardé pour son humour beauf et ses vidéos où toutes les filles sont là pour son argent, et font semblant de jouer au poker, objectifiant la femme comme un trophée de guerre. Dans une vidéo peu relayée (élégamment intitulée « Poker et dilatation ») en dialogue avec un acteur X de la fachosphère, Jean-Marie Corda, il se gausse pendant de longues minutes sur la sexualité du joueur : « C’est usant de niquer… C’est du problème de riche, parce que je suis vidé, tu vois. J’y vais sans meuf, dans les tournois, mais bientôt je vais avoir envie d’aller avec des meufs » Corda lui répond : « Pour se foirer dans un tournoi, le pire c’est d’éjaculer, de manger un coup, et d’arriver en mode digestif après le relâchement de l’éjaculation. Par contre, tu peux arriver avec une meuf, ça se chauffe, elle est trop bonne, nickel, tu te retiens, et t’arrives au tournoi sans éjaculer, mais ça te déconcentre, parce que tu sens trop tes couilles pleines ! » Yoh_Viral : « Le poker est un sport, et l’effet de la digestion et de l’éjaculation, c’est le pire combo ! » Rires gras. Les rooms online ne sont pas reste, notamment à la « grande » époque du boom du online : certaines d’entre elles, depuis longtemps disparues, avaient par exemple eu la bonne idée de financer une trentaine de filles qui n’avaient jamais joué au poker précédemment, lors de la grande finale de l’EPT Monaco. Arrivées au bras d’une gloire de l’époque façon revue de cabaret, elles n’avaient fait que renforcer ce préjugé de la fille décérébrée qui laisse le poker aux vrais joueurs : les hommes. Kate (son prénom a été changé) a vécu ces moments déstabilisants dès le milieu des années 2000. Alors joueuse non sponsorisée, avant de devenir présentatrice poker pour différentes marques de poker, elle a toujours dû freiner la sexualisation qu’on lui proposait : « J’ai la chance de ne pas être mannequin, donc on m’a pris plus au sérieux, mais je devais refuser tout le temps les tenues trop suggestives, parce que je trouvais que cela me faisait passer pour une potiche. Avec le temps, je regrette de ne pas avoir été assez sûre de moi, et d’assumer ce que je voulais. L’instinct de beaucoup de joueurs est sexiste, mais avec le temps, j’ai vu l’industrie évoluer : les équipes des grosses rooms online ont compris que les femmes pouvaient être des joueuses pros importantes, et qu’il fallait tout faire pour mieux inclure les joueuses dans l’industrie. »
Des exemples à suivre
Dans la foulée de Rosalie Petit, une sororité de joueuses a commencé à parler et médiatiser leurs mésaventures. Comme d’autres exemples en leur temps, Rosalie Petit fédère une parole qui se libère. Car, pour sauter le pas, les joueuses ont besoin de modèles et d’appuis. Dans le passé, des figures du poker comme Isabelle Mercier, Vanessa Selbst ou autres. Des femmes puissantes et inspirantes, comme l’avoue Jade Kieu : « Celle qui m’a le plus inspirée en tant que femme au poker était Vanessa Selbst, j’étais impressionnée non seulement par son niveau, mais aussi de toute la force, la confiance et le charisme qu’elle dégageait. Il y a eu notamment Vanessa Rousso et Liv Boeree, voire Jennifer Harmann, Vicky Coren et Annette Obrestadt. Ces joueuses qui clament haut et fort ‘Oui, je suis une femme, et je suis à la place où je dois être’». Kate pense aussi que c’est par la médiatisation des femmes que les mentalités changent : « J’ai eu la chance de recevoir de nombreux témoignages de joueuses qui m’ont remercié pour leur avoir donné le courage de jouer au poker, et de m’affirmer en tant que femme. C’est sûrement ma plius grande réussite dans cette industrie du poker. Plus il y aura de femmes, plus les hommes devront réviser leur attitude, et, j’espère, changer de mentalité. » Pour Rosalie Petit, celle qui a allumé la flamme de cette libération hexagonale, il faut « arrêter de fermer les yeux et défendre les femmes quand on fait face à ce genre de comportements. La plus part de ces incidents se produisent dans l’indifférence générale ou pire tout le monde s’en amuse. Les femmes se sentent humiliées et pas à leurs place. Online, des mesures plus sévères envers le manque de respect, pour protéger la santé mentale de tous les joueurs, je pense au bannissement temporaire par exemple. Sinon, jouer sous sa propre identité, sans anonymat, pourrais limiter ce genre de comportements. » Pour Jade Kieu, le poker évolue déjà « Aujourd’hui je suis ravie de voir les mentalités changer, lentement certes, mais cela évolue dans le bon sens, que ce soit au poker ou dans d’autres domaines. Aujourd’hui, la parole est libérée, beaucoup de femmes osent parler, s’assumer, se faire respecter. Et beaucoup d’hommes n’hésitent pas à monter au créneau pour défendre la place des femmes dans tous les milieux. C’est très positif pour la suite. Je pense qu’il est important de plus communiquer sur le savoir-être et le savoir-vivre au poker en général. Aujourd’hui, la communication, la médiatisation se fait beaucoup sur le plan marketing, pas assez sur les valeurs qu’un joueur de poker doit avoir. Le fait que certaines personnalités ou personnes influentes du milieu prennent position ouvertement, c’est très bien, mais ce n’est pas encore suffisant. Je pense qu’il faut sanctionner les comportements sexistes (racistes, homophobes et autres). Je pense qu’il faut établir des règles strictes à ce niveau-là dans les casinos, les clubs de jeux, les salles de tournois, avec des sanctions sévères. On sait que le milieu du poker est très dur, parfois injuste, parfois cruel, on est tout de même là pour gagner l’argent que d’autres ont mis sur la table. Mais ça doit rester un jeu, et on peut être dans l’adversité, mais avec un respect mutuel de part et d’autre. Car le poker n’a pas de genre, pas d’âge, pas de classe sociale, pas de couleurs de peau, pas de religion. Nous sommes juste Joueurs de poker avec un grand J. »
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[WPO Bratislava] Kool Shen, ambassadeur Winamax à vie
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2 mois agoon
28 septembre 2024Troisième sur le podium des joueurs du Team W en terme d’ancienneté (devant lui, Gaelle Baumann et Davidi Kitai), Bruno « Kool Shen » Lopes a intégré l’équipe Winamax en 2012, et a depuis très largement confirmé sa passion absolue pour le poker. Rencontre entre deux bullets au Day 1 du WPO Bratislava.
Comment s’était passée votre décision d’intégrer le Team Winamax, il y a désormais tout juste douze saisons ?
J’étais déjà identifié comme passionné de poker à l’époque, après un passage par PokerStars, puis Poker Leaders, avec le regretté Eric Haïk. Comme ils n’avaient pas décroché de licence auprès de l’ARJEL au moment de la légalisation du poker en ligne, je me suis retrouvé sollicité par Winamax et j’ai tout de suite accepté. J’avais déjà touché pas mal de cartes, en poker fermé, à la cité quand j’étais jeune, et ensuite j’ai découvert le No Limit Hold’Em à la télévision avec Bruel un peu comme tout le monde… Et puis un jour, je suis allé dans un endroit où il y avait un casino, et où il y avait un tournoi ! Je me suis inscrit, et depuis je n’ai pas regardé en arrière. Après on m’a dit « eh, tu sais que tu peux jouer online ? » A l’époque, je ne savais même pas envoyer un email, t’imagines ! J’ai kiffé, et j’ai énormément joué online…
Qu’est-ce que vous apporte le Team W, dans votre évolution de jeu ?
Soit on décide de s’en foutre, et de n’être qu’un joueur récréatif, et on balance les jetons en se disant juste que c’est cool d’être sponsorisé ; soit on prend ça au sérieux, ce qui est mon cas, et on profite d’avoir des top players dans l’équipe pour partager et avancer ensemble. Les séminaires tous les ans, les chats avec les mains expliquées… à chaque fois que tu échanges, tu progresses un peu. Le soir, aux festivals, on debriefe les mains, ca te permet de te remettre en question. Il faut juste de la bonne mémoire ! Eux, les autres joueurs, bossent leur jeu au quotidien, c’est un vrai job ! Moi je profite plutôt de leur expérience et de leur façon de travailler pour avancer à mon rythme, et construire mon propre jeu.
Votre progression a été linéaire, ou s’est faite par paliers ?
Chez moi, c’est lissé car je ne bosse pas assez. C’est comme toujours, dans les sports ou l’art, tu bosses énormément, tu as l’impression que ça n’avance pas et tout à coup, tu as un déclic. Moi, au poker, je n’ai pas ça car je n’y accorde sûrement pas assez de temps. Ca m’embête aussi de ne pas être assez concentré sur le poker, mais c’est vrai que j’ai 58 ans, j’ai une famille, des projets professionnels… Je ne suis pas que fainéant, je fais d’autres trucs aussi ! (rires)
Quelles différentes générations de membres du Team vous ont fait progresser ?
La génération Ludovic Lacay, Antony Lellouche… je ne les ai pas côtoyés longtemps, donc j’ai eu peu d’interactions. Le gros partage, c’est avec Davidi Kitai, qui est un super pote, puis par exemple Guillaume le Top Shark, et aussi Romain Lewis, qui est un super mec. Avec l’arrivée d’Adrian Mateos et Joao Vieira, même Davidi s’est retrouvé à apprendre beaucoup de choses. Quand on fait les séminaires en leur présence, c’est eux les maîtres de conférence !
Est-ce que le niveau d’analyse d’un Mateos, d’un GTO, c’est utile dans un tournoi comme ce Main Event à 500€ au WPO ?
Le souci du GTO, c’est que si tu affrontes un mec qui n’a aucune idée de ce que c’est, vous n’allez pas vous comprendre… C’est applicable selon le joueur en face de toi : s’il est compétent, tu peux appliquer le GTO et d’autres petites leçons apprises. Si tu es contre un joueur récréatif qui ne comprend rien aux côtes et autres, il faut s’adapter et le scanner pour voir à peu près comment il joue. Ca peut arriver aussi d’avoir des joueurs hyper compétents face à toi dans le circuit mid-stakes, alors que dans un gros buy-in à 10 000$ des WSOP, tu vas avoir un Américain totalement nul qui ne comprend rien. Mais quand tu vois qu’Adrian Mateos s’arrache un Sismix à Marrakech contre 1200 joueurs alors qu’il sort de Super High Rollers au Triton avant… Respect.
Avec la généralisation du GTO s’est imposée une nouvelle norme, mais dès lors, comment en dévier et exploiter l’adversaire ?
Tout va dépendre comment tu arrives à dévier du GTO… Comment tu penses être perçu par l’autre. Il faut toujours scanner le mec en face, mais savoir comment lui te perçoit, comme tu peux dévier des règles que l’autre est censé comprendre.
Et quand vous affrontez des joueurs du Team à la table, ça change quelque chose, au vu de la somme d’infos que vous échangez habituellement ?
Ce qui est certain, c’est qu’on se joue comme si on n’était pas dans le même Team, bien évidemment. Mais c’est vrai qu’on peut avoir des historiques, si on s’est beaucoup joués. Par exemple hier avec Julien Sitbon, je touche le brelan au flop, mais comme je n’ai pas d’historique avec lui, et que je suis battu à la river par full et flush, ça me fait beaucoup hésiter. Il n’y a pas un milliard de combos qui me battent, mais je me dis au final que ce n’est qu’un 500€, avec la re-entry, me bluffer là me semble très osé, surtout que je représente basique un brelan de 5. Bon, après, il n’a pas voulu me révéler sa main ! (rires)
Vous avez signé votre plus belle performance de l’année dans un Senior aux WSOP. Ca fait bizarre la première fois qu’on entre dans cette catégorie ?
C’est presqu’un peu le bracelet que tu n’as pas envie de gagner ! (rires) En fait, c’est pas vrai car maintenant que c’est un high-roller à 5000$, ça vaut le coup. Quand je suis arrivé en chipleader en table finale, j’étais vraiment hyper motivé. J’avais plus de 110 blindes, et je perds un énorme coup à la moitié de mon tapis contre le pire joueur de la table. En gros, il y avait une joueuse et moi à table qui savions ce qu’on faisait… Le type venait de buster la joueuse en payant deux barrels en ventrale contre double paire floppée. Et c’est bien sur lui qui va me défoncer juste après : il fait une erreur pré-flop, et bien sûr, il touche quinte tout de suite, en donkant max, pendant que moi je me débats avec ma paire de 6 en mains sur un flop 6-7-8. Tout ça en à peine 45 minutes, et heureusement que Stéphane Matheu et Romain Lewis sont derrière moi, donc je reste tranquille, j’ai encore plus de 50 blindes. Derrière je perds 18 BB avec 88<<10-10, puis 8 BB avec 66<<A-J suited. Et à la fin je défends un As contre un flush draw et je finis par payer pour la fin de mon tapis, et j’ai fini sixième, ce qui était une grosse déception car le niveau était mauvais, très passif. Bien sûr, tu as des top joueurs de plus de 50 ans, et d’ailleurs dans 5 ans, Davidi, il pourra jouer le Senior ! Je rentre presque jamais bredouille de Vegas pendant les WSOP, c’est aussi car c’est bien l’endroit où je peux avoir un edge, bien plus que sur les EPT. Le niveau en Europe est plus élevé, et aux WSOP, il y a de tels fields…
Vous swappez beaucoup entre joueurs ?
Franchement, je n’y pense jamais ! J’ai du faire ça une fois avec Romain Lewis car on faisait tous les deux un deep-run, avec le même stack environ, mais j’avoue que ça ne me vient pas du tout naturellement… J’ai fait deux tournois plus chers dans ma vie, deux fois des 25 000$ à Monte-Carlo. La première fois, je perds à la quasi-bulle avec deuxième nuts contre les nuts d’un super joueur, et puis j’ai signé ma plus grosse performance en finissant runner-up pour 700 000€ il y a deux ans. J’avais un peu de « rab » sur mon enveloppe de tournois à cause du Covid, mais tu sais que parmi les 200 joueurs qui s’inscrivent, tu pars 180ème, à part les millionaires qui viennent là pour se détendre…
photographie par Caroline Darcourt pour Winamax
Interviews
[WPT World Championship — 13 décembre] Erik Seidel, deux balles dans le barillet
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12 mois agoon
13 décembre 2023A part le Main Event des WSOP —et pour combien de temps encore?—, quel tournoi se joue encore sans re-entry ? Pour le point d’orgue du WPT World Championship au Wynn, le format à 10 000$ et re-entry possible sur 4 jours permet une double articulation : offrir plusieurs chances aux joueurs aux poches bien garnies (ou au multi-qualifiés par des satellites à 1000$ qui se multiplient sur la propriété), mais aussi disposer d’une garantie gigantesque (40 000 000$, soit la plus grande garantie jamais créée pour un tournoi de cette envergure) et ne pas pour autant sacrifier la structure du tournoi.
Ce matin, alors que le Day 1B débute à peijne, la ferveur qui agite la salle en plein réveil semble plus tangible que la journée précédente : déjà plus de 330 inscrits, dont quelques visages croisés hier. Avec les Day 1 qui se suivent, on devrait assister à de plus en plus d’entrées, les pro n’hésitant pas à maximiser les risques pour aborder le Day 2 riches en munition, quitte à re-entry le jour suivant. Erik Seidel fait partie de ce deuxième wagon, lui qui revient auréolé de sa récente victoire aux WSOP Paradise, lors d’un high-roller à 50 000$. L’homme est infatigable, GOAT parmi les GOAT, discret héros de plusieurs générations de joueurs de poker, à tous les niveaux, dans toutes les villes, et à toutes les tables. Difficile, voire impossible, de trouver une voix critique et encore moins contemptrice de ce grand shark au coeur sur la main et à l’intelligence qui transpire de chacun de ses moves. Nous l’avions rencontré il y a tout juste un an, lors du précédent WPT World Championship, et profitons de cette apparition dans la sublime salle Chopin du Encore Convention Center pour en republier de larges extraits.
Vous êtes l’un des plus discrets des joueurs présents au Poker Hall Of Fame, depuis des années ? Est-ce que la fame, la gloire et la reconnaissance, est importante pour vous ?
Plus jeune, peut-être oui, c’était un objectif auquel je pensais parfois. Même adolescent, on peut dire qu’on a souvent des rêves de reconnaissance, qui sont d’ailleurs bien légitimes. Mais quand on devient un tant soit peu adulte, je crois que ce n’est plus du tout une motivation, ça reste assez futile avec le temps.
Vous pensez que certains membres du Top 10 de la All Time Money List peuvent être perdants au poker ?
Non, quand même… je ne crois pas. Tous ceux du Top 10 ont beaucoup gagné au final. Mais les chiffres réels sont vraiment à prendre avec des pincettes en retirant les tarifs d’entrée dans tous ces nouveaux tournois high-rollers. Si vous payez plusieurs reentry dans des 250 000$ ou des 100 000$, c’est certains que cela fait relativiser. Mais je respecte énormément le travail proposé depuis des années par HendonMob, et j’observe souvent les progrès de mes contemporains.
Avant de vous consacrer au poker, vous étiez joueur professionnel de backgammon… Pouvez-vous nous décrire cette période de votre vie ?
C’était un mode de vie très proche de celui du joueur de poker, sauf qu’il y avait moins d’argent en jeu… Je jouais des tournois dans le monde entier, et ça a été pour moi, dès le départ, l’opportunité unique de voyager ainsi partout. Quand on est jeune comme je l’étais, c’était juste incroyable de pouvoir aller en Europe, ou même d’aller dans des villes américaines dans lesquelles je ne serais jamais allé autrement. C’était vraiment super à vivre, une sorte de circuit du poker, mais en plus intimiste : c’était toujours les mêmes joueurs, dans des villes qui changeaient chaque semaine, et l’esprit de compétition était le même. La seule différence c’était que le budget voyage était beaucoup plus resserré ! (rires) On n’avait juste pas d’argent… Il y a peu à gagner dans le backgammon. On a eu nous aussi une sorte d’âge d’or et de boom à cette époque, mais cela n’avait rien à voir avec le poker : on partageait notre chambre entre joueurs pour diviser les frais, et on faisait attention à toutes nos dépenses.
C’est pour cette raison que tous les joueurs de backgammon se sont mis au poker ensuite ?
Oui, bien évidemment… Souvent, je me dis que je vais me remettre au backgammon, parce que j’adore ce jeu, et j’aimerais comprendre jusqu’où on pourrait le faire évoluer de nos jours, avec tous ces nouveaux outils d’analyse. Mais pour être honnête, c’est plus un défi intellectuel qu’autre chose.
Vous faisiez également partie du Mayfair Club, à New York. Quelle atmosphère y règnait-il ?
Le Mayfair était un endroit génial. Quand j’ai commencé à fréquenter ce club, mi clandestin, mi légal, il était situé sur la 57ème, à New York, entre Lexington et la 3ème Avenue. C’était un club de bridge, surtout. Mais c’était très agréable d’y aller tous les jours, on s’amusait beaucoup, il y avait de sacrées personnalités… Là-bas, j’ai vu pas mal de joueurs de backgammon, comme moi, qui ont commencé à opérer leur transition vers le poker, et je les croise encore aujourd’hui, ce qui fait très plaisir. Pour moi, c’était fabuleux, car j’étais encore un gamin, et c’était le paradis pour gagner de l’argent et me confronter à tous types d’adversaires.
A l’époque, il y avait beaucoup de triche ?
Au Mayfair, sur les tables de backgammon, non, je n’en ai jamais été témoin. On a essayé de m’arnaquer une fois à Las Vegas à l’époque, au moins une fois… Au poker, il y avait un type au Mayfair qu’on suspectait de tricher à répétition, et aussi certains de passage, mais ils étaient vite expulsés. Ce n’était pas un gros souci en tout cas.
A quelles caves jouiez-vous à l’époque ?
Au poker, c’était assez raisonnable, on jouait en 25/50$, mais en vrai on s’accordait pour jouer à la moitié, en 12, 5/25$. A l’époque, j’ai eu un super run juste avant d’aller aux World Series : en deux semaines, j’avais gagné près de 80 000$, mais c’était une somme vraiment exceptionnelle pour ce genre de tables, on avait des swings de quelques milliers de dollars par jour normalement.
Il n’y avait que des sharks à table ou il y avait aussi des joueurs plus faibles ?
Lors de ma première année au Mayfair, aucun joueur professionnel de poker n’avait le droit de s’asseoir à table. Il y avait énormément de joueurs comme qui ne savaient pas vraiment comment jouer, mais qui se faisaient leurs dents sur ces tables, et c’était génial, car ça nous permettait de progresser in vivo. Au bout d’une année, ils ont laissé entrer les premiers pros, comme Dan Harrington ou Howard Lederer. Il devait y avoir aussi Steve Zolotowski depuis le début ceci dit, car c’était un joueur historique du Mayfair. Il était bien meilleur que nous tous. Puis Dan Harrington a commencé à faire le voyage depuis Philadelphie, et il était bien au-dessus du lot, comme Lederer. Les deux avaient dû faire la table finale du Main Event des WSOP l’année précédente, d’ailleurs. C’était vraiment un sacré truc de les avoir à notre table, parce qu’ils savaient vraiment bien jouer, et ça nous permettait d’apprendre plein de choses.
Ces premières années au Mayfair ont donc beaucoup compté pour vous ?
Oui, ce qui était super au Mayfair, c’est qu’au bout d’une année environ, on s’est mis à jouer avec de vrais champions, mais qu’il restait aussi pas mal d’amateurs. J’ai pu continuer à apprendre et perfectionner mon jeu sans perdre de l’argent pour autant. Je n’avais pas beaucoup d’économies, et je devais faire très attention avec ma bankroll, tout en tentant de comprendre ce que faisaient les champions et m’inspirer d’eux.
Cela fait plus de trois décennies que vous êtes professionnel de poker… que pensez-vous de ce jeu aujourd’hui ? Vous avez encore envie de jouer ? Pensez-vous à arrêter un jour ?
Non, pas du tout : j’espère bien pouvoir jouer bien plus longtemps encore. J’adore toujours autant ce jeu, et je crois même encore plus qu’à mes débuts. Le poker reste fascinant pour moi, et je trouve cela très excitant d’aller affronter les meilleurs joueurs au monde, et essayer de comprendre ce qu’ils font et d’ajuster ma stratégie à chacun d’eux. J’ai beaucoup de chance d’être encore là aujourd’hui, et j’espère pour encore pas mal d’années. J’arrive encore à gagner de l’argent, autrement ça ne serait pas aussi drôle ! (rires) Je voudrais donc continuer encore. Quand je vois Doyle Brunson, à plus de 80 ans, qui continue, cela m’inspire énormément. Ce jeu fait fonctionner le cerveau, et j’ai peur d’arrêter car j’ai peur de vieillir tout à coup autrement. Certaines études ont montré que les joueurs de poker ont moins tendance à développer des maladies mentales, comme la démence sénile, par exemple…
A vos débuts, quels étaient les grands noms qui régnaient sur le poker ? Que vous ont-ils appris ?
Tout le monde admirait les joueurs new-yorkais, mais la liste est longue car il y avait énormément de très bons joueurs au Mayfair, par exemple. Et puis à Las Vegas, bien sûr, je connaissais Chip Reese de nom, ou Doyle Brunson, Stu Ungar, Puggy Pearson… Stuey, Puggy et Chip jouaient au backgammon, et je les avais croisés quelques fois sur ce circuit. Doyle, je ne le connaissais que de nom, et je me souviens avoir découpé parfois des articles dans le Daily News qui parlaient de tous ces types là. C’était des vraies stars à l’époque, mais ils vivaient dans une autre galaxie. Chip, Stuey et Puggy étaient très sympa avec moi au backgammon, mais je ne pensais jamais qu’un jour je les affronterais au poker. Je n’avais pas encore la confiance pour jouer contre l’élite du poker. J’aimais juste jouer, et j’espérais qu’un jour, je pourrais gagner ma vie ainsi. Je n’avais ni le but ni la vision de devenir riche avec le poker. A l’époque, j’avais un ami qui jouait en midstakes et s’en sortait bien, et pour moi, c’était hors d’atteinte.
A partir de quand avez-vous compris que vous aviez le niveau ?
Il a fallu plusieurs étapes pour que je me sente enfin assez confiant : je gagnais déjà pas mal à New York, et je savais qu’à l’époque j’affrontais déjà de très bons joueurs, ce qui me donnait confiance en mon jeu. Plusieurs joueurs de notre partie m’ont poussé à aller aux World Series pour tenter ma chance. Avant d’arriver à Las Vegas, je n’y croyais pas trop, mais une fois que je me suis engagé dans les WSOP, c’est venu tout seul. J’ai ce souvenir du Day 2 où j’ai réussi à passer certains bluffs que j’avais bien construits et je me disais, c’est fou, je joue avec des gros noms du poker, et je trouve des spots où je peux exploiter leur jeu. C’était vraiment très excitant. Même après avoir fini deuxième du Main Event, je ne me prenais toujours pas pour un joueur d’élite ; je pensais juste que mon jeu était correct et que ça m’excitait beaucoup d’améliorer mon niveau à ce jeu.
Est-ce que l’argent a toujours été un but pour vous ou juste un moyen pour disputer de plus belles parties ?
L’argent a toujours été un facteur, en effet, car j’ai débuté ma carrière sans aucune bankroll, et il fallait vraiment que je monte de l’argent. Et puis j’ai deux enfants, donc en réalité, il fallait bien que je gagne assez pour les éduquer et les nourrir. Cela ne fait qu’une décennie, à peu près, que l’argent n’est plus devenu un facteur important pour moi. Au début de ma carrière, et même par la suite, c’était vraiment ma première motivation, et encore aujourd’hui cela peut me motiver. Bien sûr, il faut survivre et c’est toujours agréable de faire du profit, d’avoir un toit et une maison pour toute sa famille, de ne jamais avoir peur de manquer, mais ce n’est plus une question existentielle comme au début de ma carrière, à moins que je me mette subitement à perdre énormément sans m’arrêter… Dans ce cas, je préfèrerais arrêter.
Quel regard portez-vous sur le poker actuel ? En terme d’offre et de niveau de jeu ? Avez-vous remarqué des changements importants chez la jeune génération ?
Bien sûr, il y a eu des changements radicaux depuis toutes ces années, et surtout récemment. Les joueurs commencent à comprendre les mathématiques du jeu pré-flop, par exemple, et ils savent comment miser après le flop. Je me sens un tout petit peu largué par rapport à ces jeunes joueurs, en terme technique. Avec l’élite de l’époque, quand vous jouez contre des types comme Jason Koon, ou Isaac Haxton ou Chidwick, c’est clair qu’ils ont énormément travaillé et qu’ils comprennent le jeu d’une manière vraiment très novatrice. Et tant mieux, car c’est bien d’avoir trouvé de nouvelles solutions à de vieux problèmes. J’ai l’impression de mieux comprendre comment on doit jouer au poker. D’un autre côté, je me dis aussi que j’ai encore beaucoup de boulot si je veux rester compétitif avec l’élite…
Et vous avez envie de vous coltiner justement tout ce travail ?
Oui, j’adore ça, mais j’ai peur parfois de ne pas être aussi motivé que la jeune génération, parce qu’ils ont beaucoup plus de temps devant eux, et que je veux pour ma part garder une vie agréable et équilibrée. J’aime beaucoup mes loisirs, passer du temps en famille, aller à des concerts ou voir des pièces de théâtre. J’adore lire, aussi, donc je ne serai jamais autant immergé dans la stratégie poker que ces jeunes joueurs. Je suis très motivé pour bosser autant que je peux, car cela signifie que je ne suis pas totalement largué, et que je peux jouer à des hautes limites.
Vous utilisez les solvers ?
Jason Koon m’expliqué tout ça, c’était très intéressant, il m’a montré énormément de choses, mais je crois que je ne comprends pas aussi bien ces outils que les jeunes joueurs (rires). J’essaie, j’essaie mais… ça ne vient pas !
Vous avez recommencé à voyager pour jouer ?
Oui, c’est récent, mais je viens en Europe en début 2023 en effet pour l’EPT Paris. J’adore cette ville, et cela faisait 8 ans que je n’étais pas allé en France pour le poker. C’est mon ami Bruno Fitoussi qui m’a fait découvrir cette ville et ses grands restaurants, et Bruno a fait énormément pour le poker en France et en Europe, on ne s’en rend pas compte mais sans lui beaucoup d’Américains ne seraient jamais venus ou revenus… Il a énormément contribué au poker.
Comment vous préparez-vous pour de si longues journées de tournoi ?
C’est vrai que j’ai commencé mon Day 1 au tout début, contrairement à d’autres joueurs comme Dan Cates ou Phil Ivey. C’est vrai que jouer douze heures d’affilées, ça peut être épuisant, mais c’est aussi un avantage car on affronte beaucoup d’amateurs au début, et on peut monter des jetons plus facilement. Je marche tous les jours une dizaine de kilomètres pour être en forme, et je mange sainement avant le tournoi. Et puis il y a le sommeil, qui est le plus important. Avec trois Day 1 comme dans le WPT Championship, si vous êtes qualifié lors du Day 1A, c’est parfait car vous avez deux jours de repos avant le Day 2.
Comment jugez-vous l’évolution de l’offre des WSOP ces dernières années ?
J’ai bien peur que la marque WSOP ait été un peu égratignée et qu’elle soit moins forte qu’avant, notamment avec la multiplication des tournois offrant un bracelet. Les joueurs de poker sont souvent jaugés au nombre de bracelets WSOP qu’ils ont gagné, et si vous commencez à donner des centaines de bracelets par an, notamment pour des petits tournois en ligne, cela devient moins rare, et donc moins attractif. J’adore jouer aux World Series, mais il faut arrêter de gâcher comme ça tous ces bracelets. Cela n’a plus la même valeur que lorsqu’il y en avait 30 ou 50… Cette année, j’ai joué contre un type qui avait 4 bracelets mais qui était inconnu auprès de tout le monde… A la fin cela devient une question de chiffre, où le talent n’est plus indispensable, où il suffit de tout jouer pour statistiquement décrocher des bracelets. Au final, on va commencer à jauger les joueurs sous d’autres critères, en oubliant les bracelets WSOP. Bien sûr, c’est super pour un joueur local de se pointer chez ses amis avec un bracelet WSOP, mais je pense quand même que cela gâche la valeur des choses. On m’a dit cependant qu’avec le passage au Ballys/Paris, pour 2023, ils allaient modifier les structures en mieux. J’en ai assez des journées de 12 heures, de jouer jusque 2 ou 3 heures du matin. Il vaudrait mieux une structure un peu plus rapide, et je trouve cela très bien que les directeurs des WSOP écoutent ainsi les joueurs.
C’est Todd Brunson, son fils, qui l’a confirmé cette nuit du 14 au 15 mai : Doyle Brunson, son père, est décédé à l’âge de 90 ans. Celui qui avait déjoué tous les pronostics de survie après un cancer développé alors qu’il n’était que jeune adulte ne verra donc pas l’édition 2023 des WSOP, une compétition qu’il aimait par dessus tout. Nous republions le dernier entretient qu’il nous avait accordé avant de lui consacrer un dossier spécial dans notre prochain numéro.
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