(ce papier est paru l’an dernier, en marge des World Series Of Poker)
Au poker, les gloires d’aujourd’hui sont souvent les boucs émissaires de demain, et les millionnaires du jour font les meilleurs des joueurs en banqueroute absolue. Combien de noms ont ainsi disparu à la surface de la planète poker ? Combien de corps désormais anonymes peuplent les forums online et les colonnes de la presse ? Combien de réputations, de vies entières sont passés de la lumière de la gloire éphémère à la lueur blafarde d’une vie endettée à tout jamais ?
Dans ce cimetière des éléphants hanté par joueurs high-stakes et middle-stakes, de toutes nationalités, Erick « E-Dog » Lindgren est le dernier des pénitents. Joueur professionnel sous les couleurs Full Tilt, meilleur ami de Daniel Negreanu, E-Dog a connu la gloire du sponsoring et les joies d’un chèque mensuel de 250 000$. Uniquement pour porter haut et fort les couleurs de l’entreprise Bitar/Lederer/Ferguson, avec à la clé un pourcentage de la compagnie. Good Old Times. Devant cette frénésie d’argent, cette folie de cash-flow continuel, E-Dog est devenu un des enfants chéris des médias : voiture de sport allemande à 6 chiffres, villa de plus d’un million de dollars. Keep the cash flowin’, semblait railler chacune de ses représentations publiques. Et avec près de 9 millions de dollars de gains en tournoi au total (plus d’un million chaque année, métronomiquement, entre 2004 et 2008 inclus), Erick Lindgren pouvait voir venir.
Et pourtant. Tout part il y a quelques semaines d’un simple post sur le forum Two Plus Two : un jeune joueur online se plaint de réclamer depuis plusieurs mois une dette de 2 800$ à E-Dog. Une paille, a priori, pour un joueur high-stakes comme lui ; une somme, au moins symbolique, pour le prêteur. Sauf qu’entre temps, la manne supposée infinie du trésor de guerre de Full Tilt s’est tarie à tout jamais, le Black Friday marquant un changement total de paradigme pour ses stars sponsorisées : plus d’argent mensuel, valeur nulle de leurs actions et impossibilité de multiplier les prêts de cash en avance comme de nombreux joueurs le faisaient (Ivey en premier mais aussi Benyamine, Dwan, etc.). Malgré son mariage avec une ancienne professionnelle du poker, Erica Schoenberg (elle-même ex-membre d’une équipe de joueurs de blackjack pro du MIT, et ancienne petite amie de David Benyamine), l’apparence de bonheur absolu n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Et lorsqu’hier E-Dog a sauté à la bulle du 5 000$ PLO 6-Handed, il y avait plus que de la détresse dans son regard. Une incompréhension totale.
Car Lindgren est « un putain d’optimiste », résume le pro Brandon Adams, « qui croit toujours que ça va s’arranger ». Une sorte de théorie de l’autruche pathologique, idéale pour les gamblers en tous genre. Derrière l’image du père de famille aimant et du joueur respecté, Lindgren cache d’autres blessures. Celles d’un action-junkie, comme seul la planète poker en connaît. Un type qui stacke Mortensen lors de sa victoire au Main Event du WSOP et récupère 3 millions dès le soir-même en stacking sur son poulain. Sauf que 48 heures plus tard, tout est déjà parti en fumée. Un joueur de « fantasy league », à mi-chemin entre le pari sportif et le jeu vidéo de sélectionneur/coach, qui peut parier des millions. « Un pigeon, » fait remarquer un de ses prêteurs bafoués. « J’ai menti pendant des années, » avoue le pro Haralabos Voulgaris, high-roller devant l’éternel et énorme parieur sportif. « J’ai menti pour me protéger, pour m’assurer que E-Dog me paierait avant les autres. En 2007, il me devait une somme de plus de 7 chiffres. Et malgré ses 250 000$ mensuels et ses gains au poker, il ne m’a toujours pas tout remboursé… Il me doit près de 20% de cette somme. » « Tout le monde savait, » surenchérit Brandon Adams. « Ivey savait, d’autres bookmakers le savaient, je le savais. Negreanu le savait, bien sûr. » Mais que faire ? Que dire ? Lindgren paye mal, en retard toujours, mais règle au final. En tout cas, à l’époque de Full Tilt. « Il n’est pas malhonnête », souligne Negreanu, « il est dans une mauvaise passe et veut faire au mieux. »
Combien doit réellement Lindgren ? Au delà des 4 millions dus au fisc américain pour impôts sur le revenu non payé, on parle de plusieurs millions à Ivey, Negreanu, Voulgaris et des dizaines d’anonymes sur internet. Sans parler d’un mort-gage sur une maison qui a perdu 5 fois sa valeur en quelques années, crise immobilière oblige. Comment peut-il alors s’en sortir ? « La seule façon d’honorer ses dettes de jeu, c’est de jouer », résume un pro américain, sourire ironique aux lèvres. Alors Lindgren joue, sûrement stacké par ses rares amis qui ne s’estiment pas encore trahis. Et pourquoi, finalement, ne pas prêter 10 000$ à quelqu’un qui vous en doit 50 fois plus, si c’est la seule façon de vous rembourser ? Comme si, même acculé, scared-money, gambler dégénéré (un terme à prendre avec distance), un présumé bon joueur aurait un edge sur un field. Lindgren joue, et gagne. Enfin, presque. Sa première place payée de l’année ? Une cinquième place lors du Deuce-to-Seven à 2500$ pour… 19 000$. Depuis le début des WSOP, Lindgren s’est acquitté de plus de 30 000$ de buy-in, pour un gain inférieur à 20 000$. Lindgren joue pour vivre, mais pour combien de temps encore ?
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.