Au croisement d’Eastern Avenue et Fremont Street, dans les faubourgs latinos de Las Vegas, les « Bail Bonds » déversent leurs solutions miracles à chaque mall. Les « Bail Bonds » ? Des micro-agences qui mélangent habilement les genres, entre prêteurs sur gages et avocats commis d’office. Leurs tenanciers détiennent un juteux commerce, prenant un pourcentage sur la misère humaine : lorsque les nuits blanches de Vegas se finissent au poste de police de Clark County, la seule solution pour faire sortir son fils, son mari ou ses amis est le paiement d’une caution. Et comme la plupart du temps, la délinquance touche les classes les plus défavorisées, passage obligatoire par la case « emprunt ». Les « Bail Bonds » sont faits pour ça : en costume d’avocat, le réceptionniste négocie la caution avec les autorités ; dans celui de prêteur sur gages, il avance l’argent à la famille désemparée, à des taux élevés, n’hésitant pas à mettre au clou les rares biens encore sauvés par la pauvreté. Les agences usent et abusent de panneaux gigantesques vantant leur efficacité : « Goodfellas Bail Bond » (référence aux Affranchis de Scorcese), « Chicas Latinas Bail Bond » (pour les filles, donc, et latino de préférence), « Godfather Bail Bond », « DUI Bond For Everyone » (pour les alcooliques au volant), etc. Le dimanche matin, alors que la ville a la gueule de bois, les mères latinos se pressent récupérer leurs enfants, font la queue au dehors sous le soleil écrasant, et laissent leurs clés de voitures aux responsables des « Bail Bonds » pour pouvoir faire sortir leur progéniture à tout prix. Et si l’attente est trop longue, l’officine a pensé à tout : des machines à sous sont disposées à l’entrée.
John, lui, n’est pas passé par la case prison, mais il pourrait bien y atterrir très vite. Habillé de son plus beau costume rayé fait par un tailleur à New York, il est venu à Las Vegas oublier le décès de sa mère, une semaine auparavant. Les cheveux encore gominés, le front couvert de sueur et de poussière, la chemise débraillée, sortie du pantalon et aux boutons arrachés, il déambule hagard dans les rayons climatisés d’un énorme hypermarché 99cent — tout à moins d’un dollar. John est fébrile. On lui a tout volé, hurle-t-il, en pleine crise de paranoïa. « Et personne, pas une putain de personne, ne veut me filer 5 dollars. 5 dollars, mec, juste 5 dollars que je me casse de cette ville. »
Les familles latinos qui peuplent le magasin ne comprennent pas un mot de cet homme aux allures de mafieux italien, les dents blanches entièrement refaits et une lourde gourmette en or au poignet. « Tu me comprends, mec ? Ce type, tout à l’heure, je lui demande 5 dollars et il me fout son flingue sous le nez. Enculé. J’ai failli le frapper, mec, moi on m’a appris à me faire respecter d’où je viens. Je suis un tough guy, tu vois. De Chicago. On ne va pas se laisser faire. 5 dollars, mec, 5 putain de dollars, » s’aggrippe-t-il. Sa mère, affirme-t-il, est morte et il a voulu venir à Vegas pour tout oublier. Mais sa première rencontre avec une prostituée a mal fini, et il s’est retrouvé face à face avec le souteneur, couteau en main. « Mec, plus jamais je referai ça. File moi 5 dollars, il me manque juste ça pour me casser de cette putain de ville. » 5 dollars, pour repartir à New York ? « Ouais mec, j’en peux plus. Tu vois bien, si je reste ici, je vais faire une connerie. Moi aussi je peux sortir mon flingue et tous les buter mec. »
John s’accroche au bras des gens, comme si sa vie en dépendait. Dans quelques minutes, au mieux quelques heures, il croisera sûrement un vrai tough guy, qui a encore moins à perdre que lui, et même pas son temps. John finira peut-être à New York, chez lui, à pleurer sa mère et sa ruine instantanée, si seulement il a bien perdu sa mère, qu’il habite New York et qu’il ait jamais eu de l’argent. Il échouera probablement dans les buissons secs qui bornent Industrial Road, pour chercher quelques heures un abri au soleil, ce fléau qui traque ceux qui n’ont d’autres choix que la rue. John ne se souviendra même peut-être de rien, placé en cellule de dégrisement, sans la moindre personne pour s’acquitter de sa caution. Peut-être que John ne s’appelle pas ainsi. Peut-être est-il, chaque jour, dans le même magasin, errant sans autre but que de chercher une embrouille qui animera sa journée. Il y a fort peu de chances, pourtant, que John ne sorte véritablement vivant de Las Vegas. Il y aura au mieux laissé sa santé mentale et quelques milliers de dollars. « Que veux-tu que je fasse mec ? Je dois me casser de cette ville, non ? Dis moi, putain ? Cette ville est une saloperie, mec. Une putain de saloperie. Il faut que je me casse, et vite. Autrement je vais tous les buter. Mais pas toi, mec, toi t’es un mec bien. On a rien faire ici, faut qu’on se casse avant que ca dégénère. Putain, 5 dollars mec et je me casse à tout jamais. »
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.