Le poker fait (et défait) la richesse des hommes. Mais pour des hordes de joueurs ruinés, ou broke quelques mois/années, combien a-t-il fait de milliardaires ? Aucun. Des millionnaires, par dizaines bien sûr, au moins pour quelques temps. Des sommes qui changent des revenus qu’on aurait crus bloqués à tout jamais à un salaire étriqué, à des fins de mois difficiles. Mais des millions qui partent, changent de main, se transforment, et souvent disparaissent.
Le vrai business, celui qui génère des fortunes inébranlables, n’est pas là. Pas loin, bien sûr, mais pas exactement aux tables de l’Amazon Room, et son décor atone, sa Poker Kitchen bon marché et ses magasins de souvenirs working class. Si le poker est le monde de l’argent liquide, juice indispensable au joueur de poker professionnel qui se déplace poches / banane / sac à dos rempli de liasses de billets de 100 $ à portée de main, force est de constater que la véritable richesse de ce secteur microscopique du Big Business mondial n’est pas à aller chercher de ce côté.
Cette nuit, dans la torpeur d’une nuit de poker alimentée par le 4ème match de playoff de la NBA (pour info : San Antonio mène 3 à 1 contre Miami, avec match à domicile à venir) et le lancement du Mondial de football, les joueurs présents au Rio ont entendu une folle rumeur, qui traînait depuis quelques jours déjà, devenir officielle : PokerStars, opérateur numéro 1 au monde de poker en ligne, a été vendu. 4 900 000 000$. A une start-up canadienne, Amaya Gaming Group, qui rachète donc Rational Ltd, société qui gère PokerStars et ses quelques 85 millions de joueurs dans le monde entier. Une société qui génère 420 millions de dollars de bénéfice par an, pour 1,1 milliards de chiffre d’affaire. Une somme affolante, qui va propulser Mark Scheinberg (fils d’Isai, créateur de la société) au rang de multi-milliardaire puisque l’homme détiendrait 75% de Rational. Une fortune tout ce qu’il y a de plus déclarée, donc, qui devrait mettre un terme aux soucis légaux engendrés par le Black Friday, lorsque le Department Of Justice américain avait décidé, un beau jour, de se pencher enfin sur la zone grise qui entourait le jeu en ligne aux Etats-Unis, à la fois illégal et public.
Cette quiété du milliardaire, aucun des joueurs à table dans l’Amazon Room n’y goûtera sûrement jamais. Parmi ceux qui ont connu l’ivresse des centaines de millions, voire plus, un Français. Emigré aux Etats-Unis depuis des années déjà, il n’est pourtant pas de ceux qui assument publiquement les sommes folles qu’il a dû, un jour, manier. Des millions, par dizaine ou centaines, accumulées dans le cadre de diverses arnaques « classiques » : faux annuaires professionnels, carrousel de TVA et autres arnaques à la Taxe Carbone —sûrement le plus grand braquage virtuel du début du XXIe siècle, qui a propulsé quelques Français au rang de multi-millionaires de l’ombre.
Il y a quelques années, c’était Cyril Mouly, le fameux « Frenchman » inconnu de la planète high-stakes qui s’affichait, coming-out médiatique, à la plus grosse table de cash-game du monde, au Big Game du Bellagio. Un amateur que l’on avait déjà croisé dans quelques parties parisiennes ou deauvillaise, qui alignait les millions à table, flanqué de deux gardes du corps discret dès qu’il mettait son nez dehors. Sa fortune ? La justice a émis quelques doutes quant à sa légalité. Même causes, mêmes conséquences : Mouly a été condamné à 5 ans de prison fin mai 2014 pour « escroquerie aux encarts publicitaires ». Quelques jours auparavant, il avait été victime d’une tentative de meurtre, laissant son chauffeur et ami sur le carreau, pendant que Mouly réussissait à s’enfuir. A Monte-Carlo pour quelques parties de haute volée, puis dans la nature, quand la justice a rendu son verdict.
Car cette fortune qui anime ce Français qui n’est pas loin de sa première table finale depuis longtemps, en ce début de journée à Las Vegas, n’est pas de celle qui vous laisse dans la tranquillité. Traqués, les « carambouilleurs » comme lui ou Mouly ne peuvent dormir sur vos deux oreilles. Exilés, toujours, ils doivent bouger en permanence, à la merci d’un règlement de compte, d’un mandat Interpol ou d’une dette de jeu et d’arnaque. Il y a quelques années, en 2010, c’était l’un d’eux, Sami Souied qui tombait sous les balles porte Maillot, avec 300 000€ en poche, et un aller-retour dans la journée depuis Tel Aviv qui s’est mal fini. Depuis, les têtes tombent, et les fortunes s’évaporent. Tout le monde soupçonne son ancien compère de carambouille, se fait taxer par des gangs de la banlieue sud qui prélèvent leur dîme pour protection et recouvrement de dettes, ou par les familles du crime israëliennes qui taxent, façon ISF, les exilés en quête de tranquillité.
Alors, pendant ce temps là, on flambe. En public, de préférence, lorsqu’on veut afficher sa banqueroute potentielle (« Monsieur le juge, vous devriez le savoir, j’ai tout perdu au casino »), on emprunte par millions entre anciens carambouilleurs et on ne rembourse pas toujours, on vit la nuque constamment raidie par la peur d’une vengeance invisible et multiple. Aujourd’hui, à Las Vegas, l’un d’entre eux a failli connaître la gloire des bracelets et des exploits du monde du poker. Plus raisonnablement, il s’est éteint avant la table finale.
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.