À quelques jours d’intervalle, deux affaires de triche supposée sortent dans le monde du poker et celui du football. Le poker, ce jeu indigne englué dans sa mythologie d’arrière-salles truquées et de cartes marquées, ne vaudrait-il donc pas mieux que le football spectacle ? Dans le premier cas, c’est de la communauté poker que vient le cri d’avertissement, via une première vidéo de 4 minutes tentant de prouver l’existence d’un code entre Jean-Paul Pasqualini et Cédric Rossi lors de la finale 2009 du PPT ; dans le second cas, c’est Europol, branche européenne d’Interpol (basé en France, à Lyon) qui donne un coup de pied dans la fourmilière des matchs de football truqués. Deux cas parallèles, deux traitements diamétralement opposés.
Pendant plus d’une année, dans le cadre de la préparation d’un film documentaire pour Arte sur le sujet de la triche dans le sport et des matchs achetés pour le compte de parieurs internationaux, j’ai pu suivre le travail au quotidien des cellules chargées de contrer la triche dans le sport. Un étrange entremêlement de compétences, de champs d’action et d’intérêts sportifs et financiers qui conduisent à des situations ubuesques. Les fédérations sportives, UEFA, CIO et FIFA en tête, sont percluses de corruption (affaires avérées pour l’attribution des compétitions, etc.), mais doivent mener une politique de communication de crise permanente. Jacques Rogge nous disait ainsi en préambule du film : « Chaque année, 140 milliards de dollars sont misés illégalement sur les compétitions sportives via les sites de paris sportifs et mettent en danger l’intégrité du sport et des sportifs… C’est le sport qui est en danger. » Michel Platini, interrogé sur le sujet, en pleine conférence de presse, bottait en touche : oui, la triche existe ; oui, les instances luttent efficacement contre ce fléau. Et du côté d’Interpol, on créait des cellules à Singapour spécialement ouvertes pour faire le lien entre les Triades locales et les triches opérées en Europe, avec une simple poignée d’agents. Un écosystème à part entière où les Triades utilisent des dizaines de milliers de petits parieurs (appelés les « petits bateaux » ou les « schtroumphs ») afin de miser de micro-sommes dans le monde entier sur des matchs achetés à l’autre bout du globe, en Europe, grâce aux appuis locaux des mafias turques (Allemagne, Turquie), chinoises (Angleterre) ou des balkans (Belgique, Allemagne). Un gigantesque internationale de la triche contre laquelle les autorités ne font que des coups d’éclat, opération de communication habilement menées mais qui ne sont que des coups de pieds symboliques dans la fourmilière immense du blanchiment par le pari sportif et les clubs de football, tous déficitaires et rongés par les dettes.
Dans ce cadre, j’ai souvent discuté avec Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire, ancien de la DST et criminologue : pour lui, sport et corruption sont intiment liés, presqu’ontologiquement. Les sportifs sont pour la plupart issus de milieux modestes où la délinquance est proche ; ils disposent de seulement quelques années d’activité durant lesquelles ils doivent engranger le maximum d’argent afin de s’assurer un futur doré ; ils vivent isolés du monde, sont très influençables par leur entourage ; ne pas être sélectionné dans l’équipe première constitue une brimade psychologique forte qui pousse à la faute, et à laisser filer des matchs ; les clubs sont si massivement endettés qu’un apport de trésorerie, sous n’importe quelle forme et pour n’importe quelle raison, est accepté.
J’ai usé les bancs de la Troisième Division belge, vu des joueurs sans papier vivre dans des appartements où l’électricité avait été coupée, faute de règlement, croisé des agents de joueur anglais revendant des footballeurs qu’ils n’avaient jamais connu via leur société qatari à des intermédiaires serbes, entendu de la bouche d’un des « gendarmes des paris » que la moitié des matchs de Division 1 italienne avaient un résultat connu avant même le coup d’envoi, simplement en regardant la courbe des paris online et leur provenance, observé des lévriers faméliques dans le canidrome de Macau sur lesquels des parieurs anonymes pariaient jusqu’à 100 000$ HK, observé la langue de bois impressionnante de l’UEFA et de la FIFA sur le sujet, niant toute implication de clubs d’envergure, servant en pâture médiatique les plus petits des clubs de football. J’ai vu la triche, organisée, généralisée, tolérée, canalisée, mollement combattue, au vu et au su de milliards de téléspectateurs. Avec une seule priorité : du Pain, et des Jeux.
Avec l’affaire Pasqualini-Rossi, le monde du poker découvre, à rebours, que la triche peut le toucher en plein cœur. Angélisme d’un milieu qui a été très longtemps considéré comme amateur, avant que le boom du online n’amène, par ricochet, une légitimité grand public à ce jeu de cartes. Le poker, devenu sport pour cause de médiatisation, a ainsi vu ressurgir une de ses faiblesses endémiques. Mais est-elle pour autant aussi importante et globale que dans les autres sports ? Serait-elle aussi organisée que dans les sports olympiques où les mots de Coubertin résonnent dans un vide confondant ? Quelle différence entre les « mules » de Men The Master Nguyen, chargées un temps de faire du chipdumping aux World Series, et les équipes hiérarchisées de coureurs de fond kenyans faisant la course pour leurs leaders, à part l’amateurisme du premier ? N’existe-t-il pas un parallèle, même lointain, entre les softplays de joueurs à table et les équipent « amies » de milieu de tableau, qui lèvent le pied en fin de saison contre les relégables ?
D’un côté, le poker se joue encore en mode amateur, tant dans la généralisation de la triche que dans sa pratique et les moyens de lutte en interne. Lorsqu’Interpol enchaîne les conférences de presse, financé à coup de dizaines de millions d’euros par l’UEFA et le CIO, le milieu du poker en est encore à demander, par email interposé, à la Police des Jeux de visionner une vidéo. Quel interlocuteur pour un milieu qui a grandi peut-être trop vite, sans les outils de contrôle nécessaires ? Quelle instance à aller voir afin de juguler les triches potentielles et réelles ? Pour l’instant, ce sont sur les organisateurs de tournoi de mener cette guerre impitoyable contre toute forme de triche, d’assurer le meilleur environnement possible aux joueurs qui payent pour cette « prestation » et ce confort de jeu. De nombreux organisateurs de tournois le font déjà, et depuis longtemps. La plupart des cercles de jeux, casinotiers et circuits (EPT, WPT, WSOP, etc.) appliquent à la lettre ces règles, et tentent de déjouer les éventuelles triches, même si elles sont parfois des plus invisibles. Et même si au poker, le tricheur ne joue pas contre le casino, c’est à l’établissement, garant du bon déroulement, de prendre les mesures nécessaires. Qu’apportera l’affaire Pasqualini-Rossi ? Les jours qui viennent seront décisifs, et seules deux solutions valides se profilent : soit le groupe Partouche s’empare de l’affaire et se porte partie civile afin de demander la culpabilité ou l’innocence des protagonistes (le casinotier y a tout intérêt, puisque son but est de servir les joueurs en général), soit une instance extérieure (Police des jeux ? ARJEL ?) diligente une enquête de tierce partie. Avec, en ligne de mire, autre chose qu’une simple opération creuse de communication, comme les mastodontes du sport business savent si bien le faire.
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.