Il est des victoires bien plus importantes que d’autres. Et des chemins pour y arriver tellement plus beaux et émouvants. Observer pendant trois jours et trois nuits Fabrice Soulier dans le tournoi H.O.R.S.E. 10 000$ se frayer un chemin jusqu’au Graal final est sûrement le plus beau moment qui soit arrivé dans le milieu du poker depuis longtemps.
Tout a commencé il y a cinq ans. Une paille calendaire, mais des années-lumière en années poker. A l’époque, nous tournons avec Hervé Martin Delpierre « Thats Poker », un long documentaire pour, entre autres, la chaine Arte ; un film qui veut rentrer dans la psychologie du joueur de poker, explorer ses doutes et ses joies. Durant ce tournage, un été complet à Las Vegas, quelques grandes joies (des tables finales pour Isabelle Mercier et Joe Hachem), une traversée du désert (Luca Pagano) et un phoénix qui renaît de ses cendres à quelques heures de la fin du tournage (Fabrice Soulier, finaliste du tournoi de clôture des WSOP —tournoi qui a depuis disparu du calendrier des World Series). Pendant ces trois mois, nous suivons nuit et jour Fabrice, notre personnage principal, car le plus humain, le plus attachant, le plus entier. Sur le visage de Fabrice se lit toutes les émotions qu’il peut ressentir, à chaque instant. Non pas que le joeuur pro ait oublié toute idée de pokerface —justement pas, puisque pendant un coup, sa nervosité ou sa concentration peuvent exprimer à peu près tout, ou son contraire—, mais il communique à ses proches et aux caméras une souffrance subite ou une joie immense d’un simple sourire, d’un regard abattu ou d’une grimace ironique.
Fabrice est sûrement le plus humains des champions de poker. Si son ami de toujours, David Benyamine, est souvent considéré comme un « génie à part », presqu’ésotérique, qui ne frôle la réalité que par certains (rares) moments, Fabrice est une des personnalités les plus immédiatement aimables, au sens propre, et ce depuis des années déjà. Il s’est formé à la dure, lors de longues nuits blanches à l’Aviation Club de France, au début des années 2000, profitant de chacune de ses pauses de tournage (Fabrice était assistant-réalisateur, puis réalisateur) pour parfaire son jeu, et a explosé au devant de la scène poker en ayant un beau run de plusieurs mois dans des World Poker Tour américains. Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Fabrice en 2006, il faisait simplement la queue au snack du Bellagio, en marge d’un WPT, au mois d’avril. Le tout Paris du poker bruissait d’un « ancien de l’Aviation, qui faisait un carton aux Etats-Unis ». Nous lui avons tapé sur l’épaule, et l’aventure du tournage a commencé.
Comme tous les champions à visage humain, Fabrice a des qualités incroyables à table, et certaines faiblesses. Ses qualités ? Une lecture parfaite, une agressivité bien dosée, une connaissance de toutes les variantes. Ses faiblesses ? Le « steaming », souvent contre un seul adversaire qu’il prend en grippe. Pendant les longues semaines où nous l’avons suivi lors des WSOP 2006, nous avons pu le voir traverser un désert de cartes comme tant de joueurs connaissent : des tournois sautés à la quasi-bulles, d’autres bouclés en moins d’une heure, des craquages importuns, des bad-beats imprévisibles. Plus les semaines avançaient, moins nous n’osions regarder Fabrice dans les yeux, plus ses mots d’esprits ironiques nous semblaient assassins : et si nous étions son « chat noir » ? Et si notre seule présence avait déstabilisé le fragile écosystème d’un joueur qui, comme tous les autres, vit sur le fil ? Jusqu’à ce dernier tournoi où, tous autour de lui, nous l’avons vu renaître de ses cendres, et frôler —déjà— un bracelet WSOP, avant de chuter face à un « homme » de Men The Master Nguyen. Pile au moment où nous nous éloignions, pour quelques minutes de sa table avec son ami de toujours, Stéphane Matheu, pour changer de batteries de caméra : un déséquilibre émotionnel, une bulle moins isolante, ou simplement un mauvais hasard. Depuis, Fabrice a signé de magnifiques performances (plus grand nombre d’ITM aux WSOP il y a deux ans, 3ème place du PPT en 2010, de nombreux deep-runs en EPT pendant cette saison), et a patiemment corrigé ses petits défauts, pour devenir un joueur encore plus redoutable, mais toujours aussi humain.
Lors du Day 3 du H.O.R.S.E de ces WSOP 2011, que Fabrice avait débuté avec un confortable tapis, lorsque j’ai vu qu’il avait perdu énormément et s’était retrouvé short-stack, j’ai lâchement préféré m’éclipser, pour ne pas vivre la tristesse intense d’une élimination avant la table finale. Tandis que son ami, et co-fondateur avec lui du site MadeInpoker, était parti à l’aéroport chercher la compagne de Fabrice, Claire Renaut, les chipcounts donnés à distance par PokerNews laissaient présager le pire. Et puis, Claire a atterri, au moment exact où Fabrice quadruple son tapis, en deux coups. De retour dans la compétition, à la bulle d’une table finale de haute volée, avec Michael Binger, Max Pescatori et Tom Dwan. Fabrice n’a pas lâché, et, pour une fois, le poker le lui a bien rendu.
A la pause dîner, au milieu de quelques amis, Fabrice ne perd ni sa concentration, ni son humour. Il a 45 minutes pour avaler, vite fait, un des dîners bon marché du Casino Rio, et repartir à l’attaque. Les payouts ? Il ne les survole que rapidement. Pas que Fabrice soit un millionnaire du poker, juste qu’il ne voit qu’une chose : le bracelet, et pas le grind d’une ou deux places. Il est quatrième en chips mais sur son chemin s’élève un des monuments de la nouvelle génération du poker : Tom Dwan. « Dwan, c’est la dead-money à la table ! », rigole Fabrice, résumant ainsi le sentiment général de la communauté poker. Matusow, sur son tweeter, est plus cinglant : « Si Dwan remporte le bracelet de HORSE, j’arrête le poker ! Ce type ne sait même pas jouer la moitié des variantes… »
Au retour, l’ambiance est tendue et les coups se font de plus en plus chers, avec des tapis de 10 à 20 big bets. Dans les tribunes, les rares supporters de Dwan ne font guère entendre leur voix : un assistant falot observe, Blackberry en main, le parcours de son patron, tandis qu’une petite amie/bunny sans âge perd son regard vide vers la table finale. Après l’élimination de Pescatori puis Jacobo Fernandez, c’est au tour de Binger d’être éliminé, partant en furie dans le couloir de l’Amazon Room. Lui aussi voulait ce bracelet, récompense d’un des plus beaux tournois des World Series. Il est déjà 23h, et les gradins se remplissent de trois contingents bien distincts : d’un côté, les Anglophones, qui supportent Shawn Buchanan (Canadien), Tom Dwan ou Mathew Ashton ; quatre Russes pour Andrey Zaichenko ; une vingtaine de Français pour Fabrice Soulier.
Après avoir tenu la corde pendant si longtemps, Dwan défaille. Son jeu en Stud-8 et Razz n’est pas au niveau et malgré deux ou trois calls hasardeux qui se transforment en coups chanceux, le génie qui avait fait trembler la planète poker l’an précédent avec ses side-bets monstrueux, sort du tournoi, presqu’anonymement. Drawing-dead contre Buchanan, il s’éclipse en levant les yeux aux ciels. La planète high-stakes, qui n’avait pas semblé trop croire en ses chances, peut enfin respirer.
Du côté de Fabrice, la concentration est au maximum : quelques détours auprès de ses amis, tout au plus, puis retour à la table. Lors d’une de ces pauses impromptues, il me souffle, avec un large sourire : « Ca n’aurait pas été la même histoire, si on avait filmé ce tournoi à l’époque ». La même histoire, si, celle d’un excellent joueur qui, parfois, doute, mais toujours, rebondit, et s’impose à un moment ou un autre, car très au dessus de la même, mais une histoire, peut-être, d’une autre musicalité. Fabrice va se rasseoir. En face, la communauté française se fait plus bruyante, emmenée par Nicolas Lévi, venu en force pour soutenir son camarade français. Autour de lui, Claire Renaut et Jules Pochy, bien sûr, mais aussi Almira Skripchenko, Lucille Cailly, Germain Gillard, Caroline et Guillaume Darcourt, Michel Abécassis, Davidi Kitai, Elie Payan, et beaucoup d’autres. David Benyamine, tout juste sortie du 5 000$ 6-handed, vient s’asseoir auprès de Stéphane Matheu. Plus tard, ce sera au tour de Roger Hairabedian, encore dans les 22 survivants du 2 500$ PLHE/PLO de les rejoindre, ou encore Claude Marbleu, grand joueur de backgammon et de rami, et Bruno Fitoussi. Tous vibrent, à leur manière, derrière Fabrice : de manière bruyante et bon enfant pour le premier groupe, plus silencieux mais tout aussi tendus et proches du Français pour les seconds. Les mains passent, et le Russe semble prendre un ascendant fort.
Mais l’heure n’est pas au doute. D’ailleurs, le temps n’existe plus, il s’est contracté, et Soulier ne lâche rien, pas une main, pas un raise, et ce en aucunes variantes. Zaichenko lui, perd pied, comme fatigué de ce mano a mano avec Buchanan et le Français. En quelques mains, celui qui avait jusque-là dominé les débats voit son tapis fondre. Ce tournoi n’est pas pour lui, il n’est pas prêt à aller le chercher au bout de la nuit, comme les deux autres joueurs. Zaichenko prend la sortie sur un pot à 3 jouers, en Stud-8, remporté par Buchanan et son brelan pour un pot haut scoopé. Le heads-up peut commencer, et Fabrice n’a que 2,8 millions de jetons contre les 4,3 du Canadien.
Lors de la pause-express qui précède le tête-à-tête, le clan canadien emmené par Greg Mueller raille le contingent français. Moins nombreux mais un peu plus alcoolisés, les Canadiens sont surs de leur victoire. Côté Français, on a foi en Soulier, qui n’a jamais été aussi prêt de son rêve de toujours. Deux high-rollers français décident de prendre le pari proposé par Mueller : 2000$ à 4.3 contre 2.8 sur la victoire de Buchanan. De quoi surexciter encore un peu plus les rangs français qui grossissent malgré l’heure tardive.
Ce retard, Fabrice va vite le refaire. Il débute le heads-up à une allure folle, marchant littéralement sur un Buchanan sonné. Les « railbirds » français sont hystériques, notamment après un énorme pot en Omaha-8, où Fabrice touche la « Wheel » magique au turn, le propulsant à 5 millions de jetons, contre 2,1 chez le Canadien. Soulier ne lâche plus la pression, grindant pot après pot, sur des big bets à 160 000 et 200 000. Si ElkY est revenu dans son heads-up de manière quasi-miraculeuse, Fabrice Soulier va tout simplement « au charbon », jamais à tapis pendant toute cette table finale, attendant patiemment les bons spots en ne relâchant jamais le tempo qu’il impose à Buchanan. Ce dernier est pourtant un très bon joueur, détenteur d’un titre WPT et runner-up du 25 000$ WSOP en 2010. Mais pour Fabrice, ce titre est bien plus important. C’est l’achèvement d’un rêve d’enfance, un moment dont il a tant rêvé. A cinq reprises, le Français pousse à tapis le Canadien. A cinq reprises, ce dernier se relève, soit en splittant les pots en Omaha-8, soit en touchant une carte miraculeuse à la river, après un très beau call en Limit Hold’em de soulier sur un board As-Roi-Roi-4, avec 4-9 chez Soulier, contre Dame-5 pour Buchanan, qui touche son 5 à la dernière… Mais Fabrice ne démord pas, et ne se distrait ou ne s’énerve pas : au bout il y a 610 000$ et un titre WSOP.
Interrompu par la nuit au bout de 10 levels, nouvelle règle des World Series oblige, Fabrice quitte la table avec 6 fois plus de jetons que son adversaire —une belle avance, mais si facilement rattrapable avec deux double-ups. Il est 4h30 du matin, et tout recommence dans à peine 10 heures. Le clan français est épuisé, et Fabrice fonce dans la nuit, toujours concentré.
Retour à l’Amazon Room, vendredi 15h. Changement de place, sur une table télévisée un peu à l’écart. Cinq mains en PLO-8. Pas une que Fabrice ne gagne pas. Un moment de flottement, puis Fabrice crie. Claire, son amie, s’écroule à côté, en pleurs : « It means so much to him ». « And to us ! », crie Nolan Dalla, le responsable média des WSOP. Fabrice est entré dans l’histoire.
Seulement 48 joueurs restants sur les plus de 720 inscrits au PLO Championship des WSOP à 10 000$ de buy-in, mais de beaux espoirs français à surveiller : deux d’entre eux sont dans le Top 10 des chipcounts (Elie Nakache, 2ème ; Sonny Franco, 8ème) tandis que d’autres noms connus du poker hexagonal sont encore en lice avec un tapis qui leur permettrait de revenir dans la course en tête : David Benyamine (23e), Bruno Fitoussi (36e) et Karim Lehoussine (41e). A suivre dès demain pour déterminer la table finale, avec plus de 1 300 000$ à la gagne !
Ne nous mentons pas : peu de gens mettaient encore une pièce sur Daniel Negreanu depuis plusieurs années. Le joueur toujours sponsorisé (après PokerStars, GG Poker) avait de quoi brûler du buy-in, sans pour autant faire beaucoup de performances. Et voilà qu’il revient par la plus grande porte possible au devant de la scène poker avec une victoire dans le plus beau tournoi de l’année, le 50 000$ mixed-games, toujours aussi relevé.
Petit field, bien sûr, mais une table finale qui avait convoqué aussi bien Phil Ivey que David Benyamine, deux autres gloires absolues de ces variantes. Le Canadien remporte plus de 1 178 000$ mais, et cela n’a pas de prix, l’estime renouvelée de ses pairs !
C’est dans le Poker Player’s Championship à 50 000$ des WSOP qu’on reconnait les meilleurs des joueurs, les plus polyvalents et les plus constants. Et à ces jeux-là, à 13 joueurs restants, il y a un chipleader qui n’est autre que David Benyamine, surement le joueur le plus brillant de toutes les générations. Il annonce d’ailleurs chez nos confrères de Winamax vouloir faire un come-back massif, même en Europe, dans les mois à venir… Restent à ses côtés d’autres grands noms, plus short-stack, comme un certain Phil Ivey, mais aussi Michael Mizrachi et Daniel Negreanu…